Le triomphe d’Argo est l’occasion de revenir sur ce qui peut faire la réussite d’un film et, plus largement, d’une oeuvre d’art. Bien qu’il ne m’ait pas bouleversé d’un point de vue artistique, je dois admettre qu’il s’agit d’un film tout à fait regardable, correct et même un peu mieux que cela, pas prétentieux pour un sou mais remplissant les attentes qu’il suscite. En d’autres termes, je ne me suis pas rendu au cinéma en m’attendant à ce que le sens de la vie m’y soit révélé, et il ne m’y a effectivement pas été révélé, mais je n’ai pas pour autant passé un mauvais moment.
Je tiens à faire l’éloge de ce film. Pour quelle raison ? Il me donne l’occasion de défendre une thèse : l’art est le meilleur quand il atteint sa fin. Les Américains ont un sens profond et inné de ce qu’est le cinéma, je veux dire : de ce pour quoi il est fait, de sa portée, de ce qu’il est possible d’atteindre artistiquement grâce à lui. C’est pourquoi les films américains sont, et resteront toujours, les meilleurs films. Les américains ont l’art de faire des films qui prétendent à peu, mais qui remplissent cette prétention. Argo, par exemple, est presque un téléfilm. En même temps, il ne prétend pas à beaucoup plus que cela. Il est efficace, le suspense fonctionne, l’intrigue est intéressante : il dégage cette adéquation entre les moyens et la fin qui est précisément ce qui rend une œuvre d’art attrayante. Je ne pense pas que l’on fera jamais beaucoup mieux au cinéma que Piège de Cristal ou, pour prendre un exemple classique, Assurance sur la Mort de Billy Wilder. Sans dévoiler le sens de la vie, ces films ne sont pas pour autant idiots, et ils offrent tout ce que le cinéma a à offrir.
Que se passe-t-il, en comparaison, avec le cinéma dit « d’auteur » ? Pour critiquer un film que j’aime beaucoup (décidément quelque chose chez moi ne tourne pas rond) et peut-être le meilleur du genre, je dirai que Pierrot le Fou de Godard tombe dans le travers du film prétentieux. Le film prétend atteindre davantage qu’il n’atteint ; il met des moyens cinématographiques au service de fins littéraires qui lui échappent et cette inadéquation entre fin et moyens produit quelque chose de déplaisant. Je n’aime pas, par exemple, le dernier bout de séquence, celui où les voix murmurent le poème de Rimbaud tandis que l’image montre la mer mêlée au soleil décrite dans le poème. Je trouve que l’image n’apporte rien au texte et, plus globalement, que le film de Godard n’apporte rien à l’œuvre de Rimbaud. Quand je veux me confronter à quelque chose de vraiment poétique, je prends un livre de poésie, je n’allume pas mon téléviseur. Il ne faut pas perdre de vue que le principe du cinéma reste de vous plonger dans l’obscurité, d’irradier d’images lumineuses une fenêtre de plusieurs mètres de haut, accompagnée de haut-parleurs qui déversent un son qu’un sourdingue ne pourrait pas ignorer longtemps. Ce genre de tentative me fait penser à quelqu’un qui voudrait proposer une interprétation d’une symphonie de Beethoven à la guitare électrique. Je ne critique pas la guitare électrique : on fait du très bon rock avec ; un bon guitariste, qui a une véritable affinité avec son instrument, comprend cela.
Est-ce à dire que le cinéma doive forcément être bête ? Ça n’est pas non plus ce que je voulais dire, et je vois bien que mon argumentation a ses limites. Mais je voulais pointer cette adéquation entre la fin et les moyens qui me semble si importante en art. Il faut d’abord qu’un artiste ait l’intelligence des moyens qu’il emploie et c’est cette intelligence qui fait défaut à notre industrie nationale. J’ai pris à dessein le meilleur des films d’auteur, il y en a de bien pires. Peut-être pourrais-je suggérer que si l’on laissait l’ordre spontané du marché se déployer en toute liberté, de telles aberrations artistiques ne se produiraient pas ? Mais je prêche un peuple qui est sourd et aveugle. Continuons donc à subventionner notre cinéma et à conspuer le divertissement américain, comme nous l’avons toujours fait.
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