Dans Le Siècle des défis, l’avocat et essayiste franco-iranien affirme que les rapports de force entre pays sont amenés à devenir de plus en plus brutaux. Face aux superpuissances russe, chinoise et turque, que sera la France si elle continue de se sentir coupable de son histoire, au lieu d’en assumer la grandeur ?
Le monde ne fut jamais un lieu parfaitement sûr ; or, une illusion récente nous a confortés dans la conviction que l’échec du « communisme réel » et la multiplication d’objets de divertissement, produits par la technologie numérique augmentée de bienveillance administrative et de remords publics, fonderaient une ère définitivement rationnelle et, par conséquent, apaisée. L’humanité connaîtrait ainsi prochainement la formule d’un bonheur universel, d’une fusion aimable des hommes et des « territoires ». Rien de cela ne s’est produit. Hier, deux blocs se regardaient en chiens de faïence : aujourd’hui, des milliers de chiens de guerre défient l’Amérique et l’Occident. La fin de la guerre froide a suscité des passions cruelles, analysées par Ardavan Amir-Aslani dans Le Siècle des défis : « Le monde multipolaire semble avoir de beaux jours devant lui, où la violence et le rapport de forces resteront des composantes incontournables des relations internationales. L’affirmation de sa puissance en est la déclinaison logique. Des personnalités comme Erdogan, Poutine et même Trump l’ont très bien compris. » [1]
Français de civilisation
Des figures ont surgi, depuis quelque temps, inattendues dans notre vieux pays, dénoncé comme odieux et génétiquement raciste. À l’occasion de l’épidémie de Covid, des professeurs de médecine, dont les noms évoquent des origines aux racines fort éloignées du terroir normand ou auvergnat sont devenus familiers aux Français : Yazdan Yazdanpanah, Lila Bouadma, Djilali Annane.
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Des intellectuels, des journalistes, des chefs d’entreprise constituent désormais une élite, dont le discours rompt avec la passion triste des abonnés au guichet des plaintes. Fatiha Boudjahlat est redoutable dans les débats. Sonia Mabrouk, ravissante franco-tunisienne, dit « nous » quand elle parle des Français, et l’on voit bien sa stupeur navrée devant le renoncement national. Sur l’un des plateaux qu’elle animait, en juin dernier, Rafik Smati, né en Algérie, a prétendu que la France n’était pas seulement un pays, mais encore une civilisation : il entend qu’elle s’affirme comme une puissance digne de son passé.
Puissance ? Les Français ont découvert le visage d’Ardavan Amir-Aslani, avocat de renommée internationale, après le décès de Johnny Hallyday : il défendait les intérêts de Laeticia, sa veuve. Né en Iran, naturalisé français, colonel (cadre de réserve) de la gendarmerie, il a accompli son service militaire à titre volontaire. Son livre traite du dangereux désordre, qui règne désormais sur la planète ; un concept hante cet essai remarquable et documenté : la puissance précisément, celle, perdue, du continent européen et des nations qui le composent, l’incroyable prospérité de la Chine, nouvelle puissance « globale », l’arrogance de la Turquie, de son chef et de ses colères gonflées de panturquisme [2]…
Causeur. Que recouvre, pour vous, ce mot de puissance ?
Ardavan Amir-Aslani. La puissance trouve sa place et son fondement dans la conscience nationale. En relation avec le destin d’un pays, c’est un sentiment partagé par le peuple et par ses dirigeants. Elle n’apparaît que sous cette condition. Selon moi, les Français ont oublié l’histoire de la France, son rôle civilisateur, qui interdit toute comparaison avec d’autres États. Son souci fut universel ; alors, certes, de son passé tumultueux mais, je le redis, civilisateur, on peut extraire des faits très regrettables. Cependant, la France ne saurait être lamentablement réduite à la somme des fautes que lui a fait commettre sa vocation civilisatrice. Accablée, sommée d’implorer le pardon, elle ne devrait évoquer son passé que pour se déclarer coupable ! La France des Lumières universelles est devenue le coupable universel. Elle ne suscite plus l’admiration et n’impose plus le respect qu’elle inspirait il n’y a pas si longtemps.
Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ?
Je donnerai seulement un exemple pour illustrer mon propos : nos armées sont engagées au Mali, 5 000 hommes, ce qui n’est pas rien, eh bien il s’est produit deux coups d’État en neuf mois et nous n’avons été informés préalablement ni de l’un ni de l’autre ! Ils nous ont été révélés dans le même temps qu’ils éclataient. Nous avons subi ! Dans cette affaire, le Mali a ignoré le pays qui lui vient militairement en aide !
Nous sommes la cinquième puissance militaire mondiale, la septième puissance économique, que veut dire ici le mot « puissance », si nous ne sommes pas capables d’imposer le respect simple que l’on nous doit et que notre engagement nous mérite ? Il ne s’agit pas de perdre ses nerfs, mais d’assumer son passé prestigieux, de tenir son rang.
Le décor qui se met en place est celui du far west, un monde où règnent la brutalité, l’intimidation, la loi des forts : la Russie et, dans son sillage, pour le moment, la Turquie ; et la Chine, surtout, la superpuissance de ce millénaire, qui agit à sa guise, sans se préoccuper de ce que nous appelons les droits de l’homme. Voyez le sort qu’elle réserve aux Ouïghours.
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Lors d’une conférence, en 2020, à la Maison des Mines et des Ponts et Chaussées, vous illustrez la puissance de la Chine par cet exemple : elle achète du pétrole à l’Iran en fonction de ses seuls besoins, bafouant l’interdit américain.
Considérez la situation de la Chine : hier, elle était à l’âge médiéval, le 15 mai dernier, elle déposait sur Mars un robot téléguidé, démontrant sa maîtrise des sciences et des technologies les plus sophistiquées. Devant cet exploit, que représente la France, qui ne veut pas faire respecter les lois de la République ? La Chine est une dictature, la France une république, mais ses lois doivent être reconnues par ses citoyens. Je redis que son rôle est historique et transhistorique, si elle ne l’assume pas, qu’adviendra-t-il de ce superbe pays ? Les lois existent, les moyens de les appliquer aussi, mais la volonté est absente, or cette volonté de se faire obéir à l’intérieur de ses frontières est constitutive de la notion de puissance. La puissance se perd assurément dans le mépris affiché des lois, dans la violence contre les forces de l’ordre, dans la négation du civisme ordinaire !
La France ne se réduit pas à son territoire géographique, elle est une idée. Je ne suis pas né en France mais, très jeune, je me suis approprié cette idée, j’ai adhéré à l’idée France. J’éprouve pour elle un sentiment de reconnaissance, je lui dois tant ! Je la veux respectée, forte et, pourquoi pas, crainte ! Je la veux puissante.
Ardavan Amir-Aslani, Le Siècle des défis : grands enjeux géostratégiques internationaux, L’Archipel, 2021.
[1] Entretien avec Jeanne Ferney, La Croix, 23 mars 2021.
[2] Panturquisme : idéal nationaliste qui cherche à créer des liens entre populations turcophones.