En 2023, après 15 années d’absence, le professeur Henry Jones s’est de nouveau invité sur nos écrans pour nous présenter le cinquième volet de ses aventures. J’avoue avoir un peu hésité avant d’acheter mon billet, n’ayant été que très modérément séduit par le précédent opus et ses histoires d’extra-terrestres en dépit de mon amour ancien pour la science-fiction. Mais cette fois-ci je n’ai pas été déçu. Malgré son âge, Harrison Ford tient encore la route et il a remplacé efficacement par l’humour les prouesses physiques qui ne sont plus compatibles avec l’état de sa musculature. Et puis il faut dire que le scénario du film repose sur un projet de voyage dans le temps, thématique qui me passionne depuis toujours.
J’ai donc trouvé le film incontestablement meilleur que le précédent, mais pas seulement pour le ressort de son intrigue. Non, ce qui m’a vraiment plus, il faut bien le dire, ce sont ses méchants. Comme dans les premiers et troisièmes opus de la série, les plus réussis, on a retrouvé dans « Indiana Jones et le Cadran de la destinée » les adversaires les plus parfaits dont un auteur-scénariste-producteur puisse rêver : les nazis.
Meilleurs ennemis
Ils sont impeccables, les nazis, car ils parviennent à incarner très facilement une notion assez difficile à appréhender hors des voies – peu empruntées de nos jours – de la spiritualité ou de la métaphysique : le mal absolu. On ne peut jamais aimer des nazis. Il n’y a d’ailleurs jamais eu de gentils nazis au cinéma, hormis Oskar Schindler, encore que ce dernier n’ait eu de nazi que la carte du parti. Alors qu’il y a eu de gentils terroristes (Irlandais, comme dans « Ennemis rapprochés », ou Palestiniens comme dans « Paradise now ») dont la violence pouvait s’expliquer, voire s’excuser. Quant aux communistes, la littérature et le cinéma, même durant la guerre froide, ont regorgé de gentils, malheureuses victimes de la trahison de leurs idéaux par l’implacable appareil militaro-bureaucratique de l’Etat soviétique.
Les nazis sont donc nos meilleurs ennemis, c’est un fait. Mais pourquoi ? Parce que toutes les sociétés se soudent en recourant à des archétypes structurants, et que lorsqu’il s’agit de figurer l’ennemi elles utilisent à cette fin comme repoussoir ce qui s’oppose le plus à leur valeur cardinale, et qui leur fait donc le plus horreur. Ainsi, pour les Grecs et les Romains, qui plaçaient la conscience de leur valeur dans l’éclat de leur civilisation, l’ennemi, c’était le barbare. Pour l’homme médiéval, tout entier dévoué au service de la foi, l’ennemi c’était l’hérétique, ou l’infidèle. Après la Renaissance, et plus encore avec la révolution scientifique des XVIIIe – XIXe siècle, l’ennemi est devenu le sauvage. Voilà pourquoi ensuite, à l’époque contemporaine, notre pire adversaire n’a jamais été le Soviétique, malgré le risque d’apocalypse nucléaire, et pourquoi ce n’est pas aujourd’hui le terroriste, en dépit de toutes les vagues d’attentats. Nous ne pouvons pas les haïr absolument puisque nous partageons avec eux la foi commune en l’égalité, devenue depuis la Révolution (comme l’a si bien montré Tocqueville) la valeur fondamentale de nos sociétés. Seule la forme du combat que nous menons en son nom diffère : alors que le démocrate lutte pour le principe d’égalité par son vote pacifique, le terroriste affirme sa revendication d’un égal traitement (liberté de sa terre ou de son peuple, respect de sa foi, etc.) par la violence individuelle, tandis que le bolchévique vise quant à lui à imposer un égalitarisme formel en recourant à la violence d’Etat.
A relire, du même auteur: Aux origines de la violence contemporaine
Le nazi, en revanche, se place hors de cette communauté. Il n’accorde aucune valeur au principe d’égalité. Pire, il le combat en revendiquant haut et fort son adhésion à l’inégalité naturelle et à son inévitable corollaire, la domination des faibles par les forts. Il n’est pas seulement notre ennemi, il est notre antithèse parfaite. Nous pouvons donc le haïr sans aucune retenue, puisque tout nous révulse chez lui. Alors que depuis Saint Paul nous reconnaissons à tout homme une égale dignité, lui ne s’offusque pas de hiérarchiser les individus et les races. Alors que nous croyons qu’il est du devoir des plus forts de protéger les plus faibles, lui pense au contraire qu’il est totalement légitime de les assujettir et au besoin de les exterminer…
Les nazis étaient éduqués, cultivés et policés
Se pose alors un problème essentiel, auquel nous devrions encore et sans cesse réfléchir, si nous voulons réellement nous prémunir d’éventuelles répliques de cet abominable séisme. Comment une idéologie proposant un tel renversement de valeurs a-t-elle pu voir le jour en Europe, il y a à peine un siècle de cela ? Et comment a-t-elle pu ensuite renverser tous les puissants remparts que la morale et la religion avaient depuis si longtemps opposés à ses sauvages principes ? La plupart des réponses ne font qu’éluder le problème, ramenant les succès du nazisme au triomphe de la bêtise ou de la bestialité. Mais l’histoire ne se paye pas de mots, et elle rappelle à qui veut bien l’entendre que ce ne fut pas le cas : il y eut au sein de l’appareil d’État national-socialiste nombre de personnages éduqués, cultivés et policés. Non, c’est ailleurs qu’a pris racine cette monstrueuse déviance, dans la capacité que s’est arrogée l’homme, depuis qu’il s’est à grand-peine extrait des morales transcendantes, de déterminer par lui-même ce qui était bon ou mauvais. Plus de barrage religieux, plus de remords éthique : il lui était désormais loisible d’agir à sa guise, en légitimant selon ses vues les décisions qu’il était potentiellement amené à prendre, fussent-elles les plus atroces.
À l’heure où nos sociétés occidentales prétendent modifier en profondeur leurs rapports à la filiation et à la fin de vie, peut-être convient-il donc de nous souvenir de ce paradoxe : en croquant la pomme de la connaissance du Bien et du Mal Adam envisageait probablement (comme le lui avait promis le démon) que l’exercice souverain de ses décisions allait le revêtir aussitôt d’une dignité quasi-divine. Il n’avait en revanche certainement pas imaginé qu’il allait acquérir au passage la terrible faculté de faillir…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !