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Aragon et ses masques


Aragon et ses masques

louis aragon pcf

Ristat, gardien du temple

Jean Ristat,  directeur des Lettres françaises et lui-même excellent poète, a été le secrétaire et le compagnon privilégié des dernières années d’Aragon, après la mort d’Elsa. Exécuteur testamentaire et responsable des Œuvres poétiques complètes en deux volumes à la Pléiade, il a été indigné par le rôle que lui fait jouer Daniel Bougnoux, sous le nom de « Raoul », dans Aragon, la confusion des genres, où il apparaît comme un surveillant à la fois complaisant et inquiet des amours homosexuelles d’Aragon. Au nom de son droit moral, Jean Ristat a menacé Daniel Bougnoux et les éditions Gallimard d’un procès en diffamation et atteinte à la vie privée. Gallimard a préféré reculer et Aragon, la confusion des genres est sorti amputé de son chapitre 7 (que l’on trouvera facilement sur Internet).

C’est le lundi 22 octobre 2012, lors d’un débat au CNL, que Daniel Bougnoux a révélé cette affaire et a explicitement parlé de  « censure ».

Daniel Bougnoux dirige l’édition des romans d’Aragon dans la Pléiade dont le cinquième et dernier tome paraît ces jours-ci. Il publie, en même temps, un délicieux essai, dont un chapitre a purement et simplement été censuré. Il revient sur cet épisode rocambolesque.

Jérôme Leroy. Votre évocation d’Aragon dans Aragon, la confusion des genres, a été amputée d’un chapitre… À quel moment du processus éditorial avez-vous découvert cette suppression ?

Daniel Bougnoux. Les épreuves étaient corrigées et mon livre devait paraître le 18 octobre, le même jour que Pléiade V, quand un mail de J.-B. Pontalis, le 6 septembre, m’a averti textuellement que « Jean Ristat ne s’opposait pas à sa parution, pourvu que nous en retranchions le chapitre « Pour ne pas oublier Castille » ».[access capability= »lire_inedits »] Je prévoyais que ce chapitre ferait difficulté auprès de celui-ci, mais mon éditeur avait bien accueilli ce passage, et il avait même choisi d’en lire un extrait lors de la réunion, en mai, des représentants. C’est par cette lecture, peut-être, que l’information a fuité jusqu’à Ristat, qui a obtenu de « Jibé » Pontalis, malgré ma mise en garde, qu’il lui communique le tapuscrit en juillet …

Partant pour la Chine le 9 septembre, j’ai eu deux jours pour prendre ma décision. Mon premier mouvement a été de retirer l’intégralité de l’ouvrage à Gallimard pour le porter ailleurs, mais je perdais alors le bénéfice d’une sortie groupée avec Pléiade. De plus, le livre était vraiment calibré pour la collection « L’un et l’autre », et Jibé insistait beaucoup pour le publier, cherchant à me persuader que le titre ne perdrait pas son sens malgré cette suppression. J’ai proposé de retirer non le chapitre, mais toute mention du personnage intitulé « Raoul », dans lequel Ristat avait pu se reconnaître, mais cet arrangement me fut aussitôt refusé. J’ai consulté le cabinet d’Emmanuel Pierrat, où le chapitre incriminé a été lu en urgence sans qu’on y relève ni diffamation ni atteinte à la vie privée… Ristat ne faisait donc qu’abuser auprès de Gallimard de sa position dominante.

La mort dans l’âme, je me suis résigné à sa censure, en téléphonant mon accord depuis la salle d’embarquement pour Pékin. Je tenais pourtant à ce chapitre, qui avait inspiré non seulement mon titre, mais, au fond, une bonne part de mon intérêt pour Aragon.

Quel était le contenu de ce chapitre ?

J’y décrivais une scène assez carnavalesque ou cocasse de drague homosexuelle, dont j’avais été le protagoniste involontaire (et non consentant !) en juillet 1973, à la résidence-hôtel du Cap-Brun de Toulon, où Aragon passait chaque été ses vacances. J’avais 29 ans et venais de publier, au printemps, un premier livre au sujet de Blanche ou l’oubli. Je dois dire que l’épisode m’avait fortement ébranlé, sans me détourner d’ailleurs d’Aragon, bien au contraire : la révélation, ce jour-là, de sa fêlure me l’avait rendu plus complexe, plus terriblement intime.

Je m’étais donc promis de raconter un jour cette scène, en marge des cinq Pléiade que j’éditais consciencieusement, et la collection « L’un et l’autre » se prêtait bien à cette évocation : si Aragon m’était apparu plus bizarre et attachant encore par sa proposition tellement incongrue, j’escomptais de mes lecteurs la même réaction. Je n’ai pas rédigé ce chapitre pour flatter les voyeurs, comme quelques-uns me l’ont reproché, mais au nom de la complexité et de la vérité ; et au fond, pour vous refiler ma propre question : et vous, comment ferez-vous pour recoller les images si contradictoires de ce personnage ? L’énorme courrier que j’ai reçu, et continue de recevoir, depuis que ce chapitre circule sur Internet ou qu’on me le demande, achève de me persuader que j’ai eu raison.

Il y a certes des protestations, mais très minoritaires, chez ceux qui m’écrivent : je suis conscient d’avoir touché à la légende, ou au monument qu’Aragon représente pour beaucoup, mais lui-même a tellement œuvré pour s’en défaire, justement dans ces années-là ! À France Culture, chez Marc Voinchet, vendredi 23 novembre, Pierre Juquin m’a carrément blâmé pour cette publication ; je peux comprendre sa réaction, ou celle des communistes solidaires de Ristat, mais ce n’est pas, je crois, ce qu’Aragon aurait attendu de nous. Sa folle complexité pose une énigme à laquelle j’aurai consacré seize ans d’études, et cinq volumes de la Pléiade ; Aragon m’apprend les méandres du désir, sa véhémence jusque dans la vieillesse, et je n’avais pas envie, à l’âge que j’atteins moi-même, d’occulter cette composante.

Cette mésaventure ne vous semble-t-elle pas symptomatique des progrès accomplis par la police de la pensée à l’œuvre aujourd’hui dans l’édition ?

J’hésite à répondre : l’œuvre d’Aragon a été victime de tellement d’injustices, de tels refus de l’examiner ! Son héritier, qui presse le biographe de « tout dire », ne fait qu’ajouter aux œillères, par pusillanimité. Mais la vraie police est ailleurs, dans le marché qui encourage les livres à rotation rapide, les écrits que chacun aurait pu signer, ou ces œuvres-karaoké où l’on croit si facilement se reconnaître. L’exigence démesurée du style d’Aragon, l’ambition de la plupart de ses livres, et particulièrement des titres réunis dans ce cinquième volume, font craindre pour leur diffusion : y aura-t-il dans quelques temps assez de lecteurs à la hauteur de cet art ?

En ce qui vous concerne, l’homosexualité vous semble-t-elle une clef décisive pour comprendre cette œuvre protéiforme, que vous placez souvent sous le signe du masque ?

Non, je ne ferai pas de l’homosexualité une clef décisive ; je préfère parler de « confusion des genres » ou, si vous voulez, de mouvement perpétuel, pour citer l’un de ses propres titres (de 1926). Ce qui rejoint la question du masque, affiché par lui aux derniers temps. J’y verrais des rappels bienvenus adressés à tous ceux qui croient pouvoir l’identifier, ou l’enfermer dans sa légende. Aragon a tout fait pour leur rappeler, selon sa phrase de 1972, qu’il n’était pas « celui que vous croyez ».

Or cette mobilité traverse toute sa vie et son œuvre. Ses romans comme ses grands livres poétiques n’auront pas spécialement répondu aux attentes des lecteurs, ni singulièrement du Parti : personne n’attendait du dadaïste de 1922 qu’il récrive Fénelon, avec quelle insolence ! Ni du jeune surréaliste un livre comme Le Paysan de Paris, qui suscita d’abord un tollé dans le groupe. Même anachronisme avec Aurélien, au sortir de la guerre (1944), que les camarades commencèrent par détester…

Imagine-t-on enfin Duclos ou Jeannette Vermeersch se délectant à la lecture de La Mise à mort ou de Théâtre/Roman ? En citant Stendhal, dans Blanche ou l’oubli (1967), Aragon écrit qu’il « porterait un masque avec délices » ; son choix tardif de l’homosexualité me semble relever de ces mêmes délices. Il l’endosse comme un masque, comme des façons jubilatoires de flinguer sa propre statue ; et de retrouver le mouvement sous le monument que les bien-pensants lui imposent.

Vous êtes l’éditeur des Œuvres romanesques complètes d’Aragon dans la Pléiade, dont le cinquième et dernier volume vient de paraître. Il regroupe un Aragon finalement moins connu. Vous qualifiez cette dernière période de « métalinguistique ». Pouvez-vous préciser?

Oui, ce dernier volume du cycle des romans en Pléiade risque d’être plus difficile à écouler ! Encore que Blanche ou l’oubli, comme La Mise à mort, se soient vendus chacun, en Folio, à plus de 80 000 exemplaires, chiffre que je trouve très encourageant, compte tenu de l’exigence et de la difficulté propre à ces textes. Aragon y dénude un trait de son écriture présent depuis le début, mais ici pleinement assumé, le « tournant métalinguistique », c’est-à-dire le goût de commenter en direct, au présent de l’acte d’écrire, cet acte même.

Pour recourir à un terme familier aux amateurs de DVD, disons que ces derniers titres sont des making of de romans à faire, des œuvres éminemment ouvertes ou inachevées, dont le réalisme ne porte plus sur l’état d’un monde réel ou extérieur, mais sur les états de conscience du sujet écrivain, pour répondre à la question de savoir « comment cela marche, une tête »… C’était déjà, à y bien regarder, le propre des ruminations d’Aurélien tentant d’aimer Bérénice, pour citer le roman le plus justement « populaire » d’Aragon : ce personnage aussi se perdait en conjectures, en anticipations vaines et en désirs inaboutis…

Dans ses nombreuses déclarations méta, préfacielles ou de commentaire, Aragon déclare ainsi se servir du roman pour montrer « la formation de la conscience dans l’homme ». Formule ambitieuse, bien digne d’intéresser les philosophes pour qui la vérité se complique ou s’affouille. Aragon, qui n’endossa jamais la confortable posture d’un relativiste ni celle d’un sceptique, en appelle ici à la vérité supérieure du ou des romans, qui ne nous exposent pas des connaissances achevées, sur le mode théorique des sciences, mais nous décrivent plutôt comment les hommes acquièrent ou se forgent celles-ci, particulièrement dans le domaine social ou politique. Par exemple, dans La Semaine sainte, comment le peintre Géricault voit-il l’histoire, en mars 1815, au moment où, après l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, puis la Restauration, tout bascule à nouveau avec le retour apparent de l’Empire ? Comment un homme comme lui s’oriente-t-il dans l’Histoire ? Mais d’abord comment, avec quels mots, quelles mémoires ou quelles rêveries, écrit-on des histoires ? Et pourquoi ce désir de récit (de roman, précise Aragon) est-il chevillé au cœur de l’homme comme un facteur de croissance, de vie partagée ou de réparation des traumatismes et des deuils ? Aragon, qui fut plus que d’autres sujet aux guerres (il en fit deux), aux déchirements et aux renversements de l’Histoire, a besoin du roman pour dire son expérience, non sur le mode théorique, mais en épousant la polyphonie des regards et des voix croisées, des erreurs affrontées à ce qu’on appellera plus tard la vérité. Comment une mémoire, un récit, un sujet se stabilise-t-il dans la marmite des passions, dans la succession des plaies et des remords ?

L’exceptionnelle longévité d’Aragon, l’ardeur de ses combats et de ses engagements (terme militaire dont il récusait le sens politique), mais aussi de ses passions amoureuses, infligent aux derniers romans une déchirure insurmontable autant qu’un ruissellement de trouvailles. Lui qui dénonçait dans La Défense de l’infini « ces hommes faits que j’exècre », aura passé sa vie à se dé-faire, à se chercher − jusque dans le bariolage ou le carambolage homosexuel de l’après-Elsa. « Ce que nous cherchons est tout », répète-t-il avec Hölderlin, dont il semble parfois côtoyer la folie. Mais songeons aussi à l’injonction d’Apollinaire, dont il médita longuement la leçon : « Perdre mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille » : si le lecteur se perd un peu dans ces derniers livres, que dirons-nous de leur auteur ?

Aragon, toute sa vie, a été « un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses », comme aurait pu le dire à son propos Apollinaire. Il est pourtant resté fidèle au PCF, depuis son adhésion en 1927 jusqu’à sa mort. Comment expliquez-vous cette fidélité au communisme? Un masque de plus ?

La fidélité au communisme est en effet l’autre face du personnage : une garantie de stabilité ou d’ordre dans un tumulte perpétuel, l’ancrage d’un homme emporté, à tous les sens du terme. Non, je ne parlerai surtout pas de masque : Aragon fut un militant loyal, ou sincère, et il s’est battu comme un lion dans son propre parti pour que ça change, contre l’ouvriérisme, contre les directives si pesantes de Moscou, contre tous les sectarismes. Ouvrez un journal comme Les Lettres françaises et prenez la mesure de l’offre de culture et d’intelligence ainsi faite chaque semaine aux lecteurs de l’Ouest comme de l’Est. Quel hebdomadaire rivaliserait aujourd’hui avec cette qualité, ce degré d’exigence ? Aragon avait vraiment le souci d’éveiller les esprits, et le talent d’élever partout le débat.

Aragon poète, romancier, critique d’art est, comme Hugo, un écrivain total. Pour vous, quel Aragon nous reste-il à découvrir ? Le journaliste, par exemple ?

Oui, le journaliste, à l’évidence, reste à découvrir ; aussi ai-je proposé à Gallimard de publier, dans la prochaine tranche prévue de Pléiade, consacrée aux essais d’Aragon, non pas un mais deux volumes, en y incluant les articles restés non repris du quotidien Ce soir (qu’il codirigea de 1937 à 1939), puis des Lettres françaises : formidable gisement de textes quasi inédits puisque oubliés, piégés dans ces collections de journaux devenues introuvables. On m’a répondu, hélas, que cet effort éditorial « n’était pas à l’ordre du jour ». On y découvrirait pourtant un Aragon au quotidien, intensément réactif, passionné par la mise en récit d’une actualité débordante ou, comme il le dit lui-même, aux prises avec le « déballez-moi ça de l’univers » ! J’ai pensé, en redécouvrant ces textes, qu’ils accomplissaient paradoxalement son programme surréaliste abandonné d’une défense de l’infini ; et que l’incroyable curiosité d’Aragon, et son démon dadaïste, trouvaient pleinement à s’exercer dans le rythme trépidant et l’ubiquité de la presse, un genre qu’il a visiblement adoré. Aragon est chez lui dans l’urgence, le disparate, le coq-à-l’âne ou les « rencontres fortuites » provoquées par la une d’un grand journal. Et ce désordre nourrit ses grands romans. Lui-même a signalé que les chiens écrasés de L’Humanité, où on le confine autour de 1933, avaient été son université, une école de précision et de dévouement à l’information, cette « bagarre quotidienne pour la vérité ».

Un vers, une phrase parmi d’autres, pour servir d’exergue à votre fascination pour Aragon ?

Je choisirais de citer ses rappels à l’ordre ou au désordre amoureux, par exemple cette mise au point de 1959 à laquelle j’ai souvent songé au cours de ma propre édition : « Un vrai critique est celui qui apprend à aimer, et attention ! J’emploie toujours le verbe aimer au sens fort ». Cette déclaration m’en évoque une autre, dans La Mise à mort : « Il n’y a qu’une chose qui compte et tout le reste est de la foutaise. Une seule chose. Être aimé » ; roman où l’on peut lire encore cette auto-citation tirée d’un poème de 1929 (La Grande gaîté) : « L’amour salauds l’amour pour vous / C’est d’arriver à coucher ensemble / D’arriver / Et après Ah ah tout l’amour est dans ce / Et après » (Pléiade V, pages 366 et 52).[/access]

Aragon, la confusion des genres, de Daniel Bougnoux (Gallimard, collection L’un et l’autre).

Décembre 2012 . N°54

Article extrait du Magazine Causeur



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