Sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite, plusieurs pays ont rompu, lundi, leurs relations diplomatiques avec le Qatar, l’accusant de déstabiliser la région du Golfe persique en soutenant des groupes djihadistes et en se montrant trop accommodant avec l’Iran. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Comment devrait réagir la France ?
Endormir la méfiance des Occidentaux
Venant de l’Arabie Saoudite, l’accusation de soutenir le terrorisme islamiste prête à sourire.[1. Voir le livre très complet de Pierre Conesa Dr Saoud et Mr Djihad.] En effet, Riyad ne cesse depuis des décennies d’œuvrer à la diffusion prosélyte du wahhabisme, une des formes de cet islam politique qui engendre inévitablement le djihadisme, wahhabisme dont se réclame également le Qatar.
Mais la proximité idéologique ne fait pas tout. La priorité de la famille régnante saoudienne est de se maintenir au pouvoir. « Embourgeoisée », elle est depuis longtemps décevante aux yeux des groupes djihadistes qu’elle a pourtant largement contribué à créer. Ceux-ci ne se privent pas de dénoncer ses « dérives » et sa « mollesse », ce qui explique qu’elle les perçoive comme une menace dès qu’elle ne parvient plus à les contrôler. Menace intérieure, puisqu’ils favorisent la contestation au sein même de son pays. Menace extérieure, puisqu’ils remettent en cause l’influence saoudienne sur les populations sunnites.
Simultanément, afficher sa volonté de combattre le djihadisme offre un autre avantage à Riyad : endormir la méfiance des pays occidentaux, tout en achetant leur complaisance, et présenter les réseaux wahhabites qu’elle dirige comme un moindre mal par rapport à l’État islamique ou Al-Qaïda.
Le Qatar, un rival sunnite
Au demeurant, le Qatar a exactement la même stratégie, se posant en médiateur alors même qu’il diffuse son idéologie totalitaire et anti-occidentale, par ses actions « d’aide au développement » dans les banlieues françaises comme par sa chaîne Al-Jazira – un outil de soft power dont l’efficacité bien réelle est probablement l’une des causes de l’hostilité envieuse de ses voisins.
En outre, si le Qatar n’a peut-être pas directement financé des groupes djihadistes, il a au minimum fermé les yeux avec complaisance sur ses ressortissants qui le faisaient. Ce qui est également vrai de Riyad…
Le reproche fait à Doha de soutenir les Frères musulmans s’inscrit dans la même logique de rivalité au sein de l’extrémisme sunnite, la Confrérie représentant à long terme une menace particulièrement sérieuse, que les pays occidentaux ont d’ailleurs le grand tort de sous-estimer. Qu’elle privilégie l’influence culturelle et l’entrisme politique plutôt que la violence grossière des attentats, qu’elle se pose en recours pour « apaiser les tensions entre les communautés » en faisant progresser l’islamisation à coups « d’accommodements raisonnables », ne la rend pas moins dangereuse, au contraire.
Conscient de sa fragilité à côté de son trop puissant voisin saoudien, le Qatar a sans doute vu les Frères comme un réseau susceptible de contrebalancer l’influence de Riyad, et a jugé dans son intérêt de pouvoir se présenter aux occidentaux comme un intermédiaire utile pour négocier avec la Confrérie.
Du gaz près de l’Iran
C’est aussi cette volonté de jouer les intermédiaires incontournables qui a conduit le Qatar à se montrer beaucoup plus mesuré vis-à-vis de l’Iran que beaucoup d’autres pays sunnites. Sans oublier évidemment que certains de ses précieux gisements de gaz sont situés à proximité immédiate des eaux territoriales iraniennes… Rappelons au passage que le Qatar doit sa richesse au gaz, bien plus qu’au pétrole, ce qui le rapproche de la Russie et de l’Iran plus que des autres membres de l’Opep.
A l’inverse, l’Arabie Saoudite considère l’Iran comme son principal ennemi. Nouvel épisode de l’hostilité entre les Arabes et les Perses. Opposition d’autant plus forte que les Saoudiens savent que l’Occident a beaucoup plus en commun, sur le plan culturel, avec les traditions chiites et leurs interprétations symboliques et poétiques du Coran, qu’avec la lecture littéraliste du wahhabisme qui y voit avant tout un code juridique. Une commune fierté de l’Antiquité[2. Et une appartenance commune au monde hellénistique suite à l’épopée d’Alexandre.], alors que l’Arabie Saoudite tente méticuleusement de faire disparaître ses origines[3. On estime que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Arabie Saoudite a détruit 98 % des vestiges historiques de plus de mille ans présents sur son sol, y compris les sites historiques musulmans.]. Une jeunesse qui rêve de liberté, alors que la jeunesse sunnite se radicalise. Du point de vue saoudien, un rapprochement entre l’Occident et l’Iran est un risque bien réel, susceptible de favoriser l’émergence du fameux « islam des lumières » dont l’hypothèse terrifie Riyad, et doit donc impérativement être empêché.
…tandis que Daech recule
En outre, l’État islamique recule, en Syrie comme en Irak. Gageons que certains préparent déjà sa défaite en tant qu’Etat territorial, et donc le retour à la clandestinité de ses réseaux et d’une partie de ses ressources. Or, la volonté de combattre les chiites sera très probablement un critère majeur de légitimité pour prendre le contrôle de ce futur « califat de l’ombre »[4. En janvier 2017, l’État islamique a reproché à Al-Qaïda sa « mansuétude » envers les chiites, au point qu’Ayman Al Zawahiri, le chef d’Al Qaïda, se sentit obligé de démentir publiquement cette accusation.].
A la lumière de ce qui précède, on ne peut au fond qu’être surpris que Riyad n’ait pas agi plus tôt contre Doha. Il y eut des précédents, comme le retrait temporaire des ambassadeurs en 2014 à la suite du soutien d’Al-Jazira au président égyptien Mohamed Morsi (les Frères musulmans déjà), mais sans commune mesure avec ce à quoi nous assistons.
C’est qu’il manquait le feu vert américain. En 1995, les Etats-Unis avaient forcé la main des Saoudiens pour qu’ils reconnaissent la prise de pouvoir du Cheikh Hamad, auquel ils étaient pourtant hostiles. Barack Obama a tenté d’assainir progressivement les relations entre Washington et Téhéran, jusqu’au traité de juillet 2015. Malheureusement, et malgré sa volonté initiale de se rapprocher de la Russie, alliée de Téhéran, Donald Trump n’a jamais caché sa froideur envers l’Iran. S’y ajoutent les contrats récemment signés avec les Saoudiens, dont les retombées en termes d’économie, d’emploi et donc de politique intérieure ne peuvent le laisser insensible.
Dès lors, les déclarations en faveur de l’Iran attribuées la semaine dernière à l’émir du Qatar (démenties depuis) arrivaient à point nommé pour justifier une mise à l’écart sans doute planifiée depuis longtemps, et permettant de brandir à nouveau l’étendard de la lutte contre les chiites.
La France doit prendre ses distances
Reste à se demander quelle devrait être la réaction de la France. Il est trop tôt pour prédire l’issue de la crise actuelle : soumission du Qatar à l’Arabie saoudite et à ses affidés ? Révolution de palais à Doha ? Intervention des Frères musulmans en faveur de leur allié, notamment pour préserver le formidable outil d’influence qu’est Al-Jazira ?
Dans tous les cas, la France gagnerait à se tenir à l’écart de la querelle entre l’Arabie saoudite et le Qatar, et plus généralement à prendre ses distances vis-à-vis de ces deux pays, l’un et l’autre contribuant massivement à la diffusion de l’idéologie islamiste qui est, aujourd’hui, la principale menace pesant sur l’Occident.
Elle devrait, surtout, se rapprocher de l’Iran, sans naïveté mais sans tergiverser. Puisque même l’Allemagne semble maintenant prendre ses distances vis-à-vis des Américains et de leur alliance renouvelée avec le wahhabisme, saisissons cette opportunité pour entraîner l’Europe vers une vision plus équilibrée du Moyen-Orient, et une prise de conscience des remarquables opportunités que recèle la société civile iranienne.
Dr. Saoud et Mr. Djihad: La diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite
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