Dans Le Livre des indésirés: une histoire des Arabes en France, Antoine Menusier se penche sur les difficultés de l’intégration. Avec une empathie palpable, il fait parler ces enfants d’immigrés dont certains ont choisi la République et d’autres la voie d’un islam séparatiste.
On pourrait dire qu’il est dense, évoquer l’ambition encyclopédique qu’il n’est pas loin d’atteindre. Mais l’ouvrage d’Antoine Menusier, Le Livre des indésirés : une histoire des Arabes en France (Cerf, 2019), est d’abord une affaire passionnelle, témoignant de l’emprise que son sujet exerce sur l’auteur, comme sur nombre de journalistes, intellectuels, militants associatifs ou citoyens lambda préoccupés par ce qu’on appelle pudiquement « événements » quand il s’agit d’évoquer, à intervalles de plus en plus réguliers, émeutes de banlieues, bavures policières, agressions intercommunautaires ou prêches particulièrement virulents de prédicateurs islamistes dont un large public aura eu connaissance. « Je me suis intéressé à cette histoire, précisément parce qu’elle est obsédante et toujours devant nous comme un secret de famille ou la goutte qui pend au nez », lit-on dans l’avant-propos de l’épais volume.
« « Arabes », un terme chargé d’affect »
Ce n’est pas la quête des origines qui a conduit Antoine Menusier, un Blanc, Français de souche, ayant grandi, étudié et travaillé en Suisse – qu’on nous pardonne cette présentation ethnicisée –, à succomber à l’attraction fatale de la question arabe en France, ou plutôt à la question « des “Arabes”, un terme chargé d’affect », remarque-t-il. On le sent bien dans son écriture, dans l’émotion qu’elle dégage, dans l’empathie à l’égard de ses protagonistes qu’il dépeint à la façon d’un romancier, sans jamais travestir leurs destins ou propos par ses propres projections et attentes. En avait-il ? Probablement, si on veut bien reconnaître que les populations arabe et blanche vivent séparées, situation qualifiée d’« apartheid » par l’ancien Premier ministre Manuel Valls après les attentats de 2015.
« Le refus des hommes de la France insoumise d’entrer cravatés à l’Assemblée nationale avait quelque chose d’absurde. »
Placé, pour ne pas dire parachuté, à la tête du Bondy Blog entre 2007 et 2011, Antoine Menusier affirme n’avoir jamais entendu « le moindre mot hostile à la France ». Qu’on ne se trompe pas sur l’essentiel pour autant. Son regard posé sur la communauté musulmane et ses mutations n’a rien d’irénique. Le Bondy Blog, un site crée par des Suisses dans l’immédiat de l’après-émeutes de 2005, différait de ce qu’il est devenu par la suite et privilégiait à ses débuts une approche autodescriptive de la banlieue : « L’image renvoyée n’était pas toujours valorisante, mais le but était de se situer au plus près à la fois de la réalité et de la subjectivité. » Le goût pour les détails, les situations vécues, les scènes quotidiennes, dont cette « voix des quartiers » a fini par se couper au profit de discours revendicatifs et victimaires, aussi bien qu’en faveur de l’idéologie islamo-gauchiste, fait la force du récit d’Antoine Menusier. Avant de parler des grandes fluctuations de l’histoire, semble-t-il soutenir, racontons des histoires individuelles. Exemple : journaliste et écrivain, Nadir Dendoune reçoit la proposition de transformer la photo de son père, un « chibani » (entendez un vieux travailleur immigré maghrébin), en fresque murale. Il l’accepte, façon de rendre hommage à ce père analphabète, qui ne s’est jamais plaint de rien. Le portrait en sépia de Mohand Dendoune en costume et ajustant son nœud de cravate s’affiche désormais sur une barre d’immeubles en banlieue parisienne. Une figure héroïque, digne, forçant le respect. « Au regard de cette photo, commente l’auteur, le refus des hommes de la France insoumise d’entrer cravatés à l’Assemblée nationale, pour leur première, en juin 2017, avait quelque chose d’absurde. »
La voie ferrée de Nadir Dendoune
Mais le parcours chaotique de Nadir Dendoune a également de quoi surprendre. Tour à tour petit délinquant, bouclier humain à Bagdad, himalayiste, militant propalestinien formé par L’Humanité, il n’avait pas été mécontent, avec la gauche internationaliste, de l’interdiction de la pièce de Dieudonné en 2014. Une occasion de prendre ses distances avec Alain Soral, un allié contre nature des Noirs et des Arabes, parvenant in fine à « purifier » la cause propalestinienne. « Soraliser l’antisémitisme, c’était le rattacher à des racines européennes dominatrices, par-là lui trouver des explications en forme de circonstances atténuantes lorsqu’il se manifestait chez des jeunes gens et jeunes filles de banlieue, empathique avec leurs frères et sœurs de Palestine, sous domination juive comme eux l’étaient en France, pensaient-ils. » Ceux qui cherchent à cerner le profil des récents agresseurs d’Alain Finkielkraut devraient peut-être regarder dans cette direction.
Efforts indésirés ?
L’hypothèse de l’auteur fait de l’Histoire – celle des mouvements majeurs comme la colonisation, les indépendances, l’immigration, mais aussi celle des engagements, notamment dans la lutte anticolonialiste, anti-impérialiste ou pour la présence du hallal –, la clé permettant de comprendre le cheminement de la deuxième génération, « charnière en presque tout ». C’est elle qui, en quête d’une référence identitaire, a louché vers l’islam dont la politisation s’est opérée dès cet instant presque naturellement. Le Livre des indésirés qui donne à voir une foisonnante galerie de portraits, révèle aussi que l’affaire Ramadan a dépouillé l’islam politique de sa superbe moralisatrice. Quelques années après que Hani Ramadan, le frère de Tariq, défendait dans les pages du Monde la lapidation à l’encontre des femmes et des hommes adultères, il a fallu se faire à l’idée que les musulmans n’étaient pas mieux armés contre les péchés de la chair que le reste de l’humanité. Une nouvelle humiliation ? La logique conspirationniste ne tardera pas à démasquer ses véritables auteurs… Car si d’un côté le livre d’Antoine Menusier vise à « aller au plus profond d’un nœud mental », qui empêche une partie des Arabes vivant en France d’adhérer à ses valeurs et de s’y sentir à leur place, de l’autre côté son empathie lui fait oublier qu’il y a urgence à rappeler aux premiers intéressés, ces « indésirés », qu’ils devraient fournir le plus gros de l’effort pour que collectivement nous puissions atteindre ce but. Comme le souligne l’auteur, « une histoire enfin désirable » reste le souhait de tous.
Antoine Menusier, Le Livre des indésirés : une histoire des Arabes en France, éditions du Cerf, 2019, 363 p.
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