Après la prise de la ville de Lyman, les avancées des forces ukrainiennes menacent les Russes à Kherson et même à Louhansk. Les Ukrainiens emploient avec succès une stratégie globale, fondée sur des attaques coordonnées sur deux fronts. Seront-ils capables de retrouver leurs frontières de 2014 ?
Depuis quelques jours, de plus en plus de rapports indiquent des avancées ukrainiennes importantes à Kherson (front Sud) ainsi qu’à Louhansk (front Est). Concernant le front Est, nous disposons d’informations officiellement confirmées notamment sur la reprise de Lyman et la suite de la manœuvre Ukrainienne, menaçant désormais la ligne de défense russe Kreminna-Svatove. Certains rapports non confirmés font même état de la présence des forces ukrainiennes dans Kreminna, une petite ville de la taille de Lyman, à quelques 30 km à l’est de celle-ci, prise par les Russe en avril et disputée depuis le 13 septembre dernier. Or, la distance entre Kreminna et Sievierodonetsk est autour de 25 km… et Lyssytchansk est à peine quelques kilomètres plus loin. C’est donc la question même de la capacité des Russes de tenir Louhansk qui est désormais posée.
Deux offensives simultanées
Quant à Kherson, les informations sont beaucoup plus rares et difficiles à vérifier, mais il semblerait que les forces ukrainiennes dans le nord-est de l’oblast ont percé les lignes de défenses russes. Les Ukrainiens avancent sur la rive droite le long de la rivière Dnipro mais également depuis le nord de l’oblast vers le sud, un effort qui aurait atteint le village de Chkalove. Cette manœuvre menace de couper les lignes de retrait des forces russes du secteur. En cas de succès, le territoire occupé par les Russes dans l’oblast de Kherson va être divisé en deux et la pression sur Kherson-ville s’accroitra. Et ensuite, si Kherson tombe, c’est le contrôle russe de la Crimée (ravitaillée par des ports de mer, des aéroports et un pont menacés déjà depuis mi-août par le feu ukrainien) qui va être mis en question.
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Nous voyons donc deux offensives ukrainiennes distinctes, menées depuis plusieurs semaines (l’offensive à Kherson a été lancée le 29 août) sans s’essouffler. Et c’est grâce au fait que les Ukrainiens opèrent sur des lignes intérieures : ils sont bien positionnés pour déplacer des forces entre les fronts. Les Russes, sur des lignes extérieures, ont de gros défis à relever à cet égard. Ainsi, bien que géographiquement séparées et éloignées de quelques centaines de kilomètres, ces deux campagnes font partie d’une conception intégrée, d’une stratégie militaire globale obéissant à des objectifs politiques évidents : couper l’herbe sous les pieds de Poutine tout en se donnant les moyens de retrouver les frontières de 2014. Ainsi, les deux efforts se soutiennent mutuellement. Le sud est la région la plus décisive en raison de sa contribution à l’économie de l’Ukraine : c’est l’unique accès ukrainien à la mer noire. Les Russes le savent (et c’est pour cette raison qu’ils voulaient prendre Odessa et établir un couloir terrestre reliant la Russie à la Moldavie) et c’est donc sur ce front qu’ils ont déployé leurs unités les plus performantes, notamment les troupes aéroportées, quasiment absentes à l’Est.
Une stratégie corrosive
Sans être feinte, l’offensive dans Kherson, presque annoncée pendant l’été et lancée quinze jours avant celle de l’est, avait attiré d’importantes forces et moyens russes vers ce front, les mettant à la portée de l’artillerie ukrainienne et ses roquettes/missiles HIMARS. La « promesse » publique de reprendre Kherson a mis les Russes devant un dilemme classique : comment répartir leurs forces et leurs renforts entre le sud et le nord-est. En même temps, pour aggraver encore leur situation, certaines de leurs unités (comme les Wagner dans le secteur de Bakhmout) ont persisté dans des attaques dont le rapport coût/utilité est douteux. Finalement, ce choix stratégique a obligé les Russes à dégarnir le secteur de Kharkiv avec les conséquences qu’on sait.
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Mais l’Est a aussi son importance, car c’est une région proche de la Russie et chaque gain a un effet psychologique significatif sur les Russes, comme c’est déjà le cas avec Belgorod et sa région. Et bien entendu, les territoires du nord-est repris petit à petit par les Ukrainiens sont aussi une route logistique clé pour l’approvisionnement des forces opérant dans l’ensemble du Donbass.
L’ensemble opérationnel s’inscrit dans une stratégie globale de corrosion fondée sur la destruction de la logistique, des nœuds C3 (commandement, contrôle et communications) et des concentrations de troupes jusqu’à des dizaines de kilomètres derrière les lignes du front. Cette stratégie appliquée méthodiquement et dans la durée, corrode les capacités russes de l’intérieur avant même de les corroder par le contact sur le front. Elle réduit physiquement leur puissance de combat et en même temps les ébranle psychologiquement.
Le choc psychologique
Cette stratégie est largement rendue possible par l’étonnante faiblesse des forces aériennes russes et de la capacité des forces terrestres ukrainiennes à recueillir, analyser et utiliser des renseignements tactiques, c’est-à-dire à faire de la reconnaissance mais aussi à empêcher l’ennemi d’en faire. En conséquence, les Ukrainiens repèrent et exploitent les points faibles dans le dispositif russe et les percent. Et comme nous l’avons vu, cela leur permet de concentrer suffisamment de moyens pour pousser leur avantage.
Cet ensemble bien pensé et bien exécuté côté ukrainien se traduit par une pression physique et psychologique sur tous les éléments du dispositif russe. Poussé à bout, les Russes enchainent des échecs tactiques dont l’effet cumulatif est potentiellement stratégique. De tels échecs par les Russes dans les deux régions différentes peuvent forcer des erreurs supplémentaires. Ils pourraient par exemple accélérer le déploiement des troupes récemment mobilisées, sans leur donner l’entrainement nécessaire, juste pour combler des brèches.
Pour conclure, les Russes semblent découvrir en Ukraine la manière la plus sophistiquée de mener la guerre et cette découverte provoque chez eux un profond choc psychologique à tous les niveaux : politique, stratégique, opérationnel et tactique. La Russie est obligée de se saisir et se reformer de fond en comble (matériel, logistique, encadrement, ressources humaines, entrainement, tactique et surtout politique) pour espérer pouvoir répondre aux initiatives ukrainiennes incessantes. Si, et nous le verrons au cours des prochains jours, les évènements se précipitent à Kherson, des décisions extrêmement difficiles devraient être prises à Moscou. Ou ailleurs.
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