Professeur d’histoire à Yale, Jay Winter est spécialiste de la démographie historique et de l’immigration : concentrant son travail sur la première Guerre mondiale et ses impacts sur le XXe siècle, il a participé au lancement du mémorial de Péronne. Il dirige la série La première Guerre Mondiale, dont le premier volume, Combats, a été publié en octobre 2013 par Fayard et Cambridge history.
Propos recueillis par Jérôme Leroy et Gil Mihaely
Causeur. Les morts de la Révolution, de l’Empire ou de 1870 n’ont jamais eu droit à des monuments commémoratifs. Pourquoi commence-t-on soudain, en 1918, à honorer la mémoire des soldats morts, tous grades confondus ?
Jay Winter. La guerre de 1870 est la véritable ligne de partage des eaux, le début d’une industrialisation de la guerre, en rupture avec les conflits du XIXe siècle. La Grande Guerre a, en quelque sorte, démocratisé la mort de masse. Et démocratisé le souvenir par la même occasion.[access capability= »lire_inedits »]
La nouveauté est-elle technologique ou politique ?
L’une entraîne l’autre. La rupture de 1914 tient à l’utilisation massive de l’artillerie, la grande tueuse qui a neutralisé la cavalerie, jusque-là symbole du courage viril et de l’héroïsme individuel. Ce sont les tirs d’artillerie qu’Ernst Jünger appelle les « orages d’acier ». Ils ont changé la nature même de la guerre en touchant les hommes de tous les rangs et en coûtant la vie à 10 millions d’entre eux.
La guerre de Sécession américaine n’était-elle pas déjà une guerre industrielle ?
Si, cette guerre civile a effectivement été très meurtrière et les monuments locaux, au Nord aussi bien qu’au Sud, témoignent de l’atmosphère endeuillée qui planait sur tout le pays. Reste que ce sont surtout des généraux qu’on honore comme des héros. Les hommes de troupe demeurent, quant à eux, des pions interchangeables dont la mémoire collective n’a pas retenu les noms.
Revenons à la France et à ces monuments aux morts que l’on voit aujourd’hui dans tous nos villages. Sont-ils nés d’initiatives locales ou d’une politique nationale ?
Les monuments aux morts ont d’abord été érigés à l’initiative des communes. L’État intervenait seulement à travers de modestes subventions. Et les notables locaux prenaient financièrement en charge la construction. Ils jouaient aussi un rôle déterminant dans le choix de l’artiste et de l’apparence de la sculpture.
Qui organisait les cérémonies de commémoration ?
Les cérémonies autour des monuments aux morts étaient organisées par les préfets, les maires et les instituteurs, autrement dit par des représentants de l’État. Mais dans certains cas, ce sont les soldats eux-mêmes qui ont instauré la tradition des commémorations dans des sites particuliers, parfois alors que le conflit n’était pas terminé ! À Verdun, par exemple, un an après le déclenchement de la bataille, en février 1916, un culte du lieu était déjà né. Et il n’a pas cessé depuis. Dans la même perspective, les Australiens commémorèrent le premier anniversaire du débarquement meurtrier de Gallipoli, dans les Dardanelles, en 1915, dont la date reste, aujourd’hui encore, vénérée en Australie. Mais ensuite, ce sont les familles endeuillées, et particulièrement les femmes, qui sont devenues les gardiennes de la mémoire. Elles sont le plus souvent à l’origine de la tradition consistant à déposer des fleurs et des objets sur le champ de bataille, dans les cimetières ou au pied des monuments aux morts.
L’emplacement de monuments – place centrale, cimetière, proche ou loin de l’église – ainsi que leur forme – coq, poilu, Pietà, Marianne – et parfois le message qu’ils véhiculent – car certains sont pacifistes – varient d’une commune à l’autre. Ces choix ont-ils été débattus ?
Là encore, les notables locaux ont joué un rôle important. Dans les communes dont la majorité des habitants était des catholiques pratiquants, les monuments aux morts de la Grande Guerre étaient érigés juste à côté des églises ou dans les cimetières situés derrière elles, et ce malgré l’interdiction de l’État. En Bretagne par exemple, on a sciemment et systématiquement ignoré cette interdiction. Dans les communes plus laïques, on a choisi un carrefour ou un espace à côté de la mairie pour respecter la séparation de l’Église et de l’État, conformément aux souhaits des autorités.
Qu’est-ce qui caractérise ces nouveaux monuments aux morts ?
C’est la liste de noms. Elle est écrite dans un ordre alphabétique ou dans l’ordre des dates de la mort. Cela signifie que l’on décide de faire abstraction du rang, du grade ou du statut social, toutes choses écartées au profit d’une fraternité dans la mort, dans laquelle tous les combattants sont égaux.
Comment les autres pays belligérants commémorent-ils leurs morts ?
Il y a une différence importante entre les pays protestants et les pays catholiques. Dans les premiers, on a privilégié des centaines de projets que l’on estimait utiles à la population : des bourses pour les lycées ou les universités, des initiatives en faveur des hôpitaux, des stades ou même des abreuvoirs pour les chevaux ! En Australie, par exemple, il existe des châteaux d’eau, des mairies et des jardins commémoratifs. Les pays protestants restent ainsi fidèles à leur tradition plus utilitariste, se donnant pour mission d’améliorer la vie quotidienne des survivants. Dans les pays catholiques, en revanche, les monuments aux morts sont avant tout porteurs d’une forte dimension symbolique. On remarquera au passage que dans des pays musulmans, comme la Turquie, les pratiques mémorielles se rapprochent de celles de pays catholiques : là aussi, la symbolique prime sur l’utilité.[/access]
*Photo : Fayolle/SIPA. 00536789_000011.
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