Le retour d’Ulysse à Bordeaux


Le retour d’Ulysse à Bordeaux

herve corre apres guerre

Tout comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, l’invraisemblable déluge contemporain de polars de troisième ordre finit par discréditer les grands livres qui relèvent de cette catégorie, et fait oublier du coup que celle-ci ne manque pas de lettres de noblesse. Bien avant Conan Doyle, bien avant Edgar Poe et Charles Baudelaire, le roman noir – si l’on définit ce dernier comme un livre dont le récit est centré autour d’une mort violente -, remonte jusqu’aux racines ultimes de notre culture : l’Odyssée d’Homère qui, au fond, est moins l’histoire d’un voyage que celle d’une vengeance. L’Odyssée dont le nouveau roman d’Hervé Le Corre, Après la guerre, reprend, sans le dire et peut-être inconsciemment mais de façon flamboyante, la structure et le dessin, transposés dans le Bordeaux de la fin des années 1950.

En 1944, Jean Delbos – Ulysse- et sa femme Olga, juive et communiste, ont été dénoncés par un ami du couple, Albert Darlac, un inspecteur de police véreux dont Olga avait refusé les avances. Le voyage pour Auschwitz aurait dû être sans retour, mais si Olga est envoyée à la mort dès son arrivée au camp, Jean a survécu par miracle. Et comme Ulysse après la guerre de Troie, il va mettre plus de dix ans pour revenir. Pour reprendre son souffle. Pour se refaire et pour décider de se venger de Darlac, le traître, celui par qui le malheur est arrivé. Darlac devenu commissaire et qui, à force d’ignominie et de violence, règne désormais en maître sur la ville, Bordeaux, aussi sombre, humide et gluante, aussi dénuée de beauté que les souvenirs et les consciences.

Mais dans Après la guerre – comme dans tous les grands romans noirs -, la vengeance n’est qu’un prétexte. Ulysse, ou Jean, ne parviendra d’ailleurs même pas à l’accomplir, et c’est Darlac qui aura raison de lui, avant que justice ne soit faite. Ce qui importe ici, ce sont les mondes qu’il lui faut traverser, les êtres qu’il lui faut croiser pour en arriver là : « Muse ! Dis-moi le héros aux mille expédients qui tant erra, (…) qui visita les villes et connut les mœurs de tant d’hommes » : à côté des assassins et des tortionnaires, Ulysse retrouve quelques belles figures burinées d’amis loyaux, résolus, dix ans après, à lui ouvrir les bras et à lui prêter main-forte. Des hommes, et surtout des femmes, toutes marquées au coin de la tragédie : Olga, la Pénélope perdue qui chantait sans cesse, Annette, l’épouse bafouée que Darlac s’amuse chaque soir à humilier méthodiquement, ou Hélène, la belle rescapée de Ravensbrück que Jean a  croisée à Paris, et qui lui a avoué que pour oublier l’inconcevable, elle dansait, dansait, dansait  – mais qui finit par se jeter sous un métro, gare de l’Est, rongée à mort par ce passé.

Ce qui importe, c’est l’époque, magistralement décrite, et son ambiance suffocante où « après la guerre, parfois la guerre continue ». Et même, reprend de plus belle, avec l’Algérie où l’on envoie Daniel – le fils de Jean et d’Olga, échappé in extremis à la rafle de 1944. Comme le Télémaque de l’Odyssée, Daniel va y éprouver à son tour les beautés fugaces et l’immense misère du monde. Il va ressentir sous le soleil blanc ce que Fernand Léger appelait « le goût acre et fade du sang tiède », et l’amertume du vers d’Aragon qui en quelques mots résume toute l’horreur de l’aventure : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ».

Ce qui importe, c’est le temps qui court et s’en va pour ne plus revenir, ce sont les occasions manquées, les âmes et les amours mortes. Ce sont les copains qui ont trahi et qui doivent payer, même si c’était il y a si longtemps. Et même si, vus à travers l’épaisseur des années, ils semblent n’avoir été que des ordures banales, des crapules ordinaires confrontés à des circonstances exceptionnelles. C’est d’ailleurs ce que chantent, en sourdine, d’autres vers d’Aragon que se répètent les personnages :

« C’était un temps déraisonnable,

on avait mis les morts à table,

on faisait des châteaux de sable,

on prenait les loups pour des chiens. »

Le temps qui pèse sur les épaules du héros vieillissant, Ulysse las et fatigué dont le seul titre de gloire est d’avoir vécu, mais dont la seule raison de vivre encore est de revoir Télémaque une dernière fois – et de faire la peau, avant de partir, au loup qu’il avait pris pour un chien, celui qui envoya Pénélope à Auschwitz.

Hervé Le Corre, Après la guerre, Rivages/Thriller, 2014.

*Photo : wikimedia.



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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