Sortir de la crise
Dans les semaines et les mois qui nous attendent, que va devenir le bel élan qui a bouleversé l’hôpital ? Comment sortir de la crise, et plus largement sortir de l’attention exclusive prêtée au covid ?
>>> Suite d’hier <<<
À mesure que la maladie reflue, l’unanimité entre soignants se fissure. Les « autres spécialités » que la réanimation, la pneumologie et l’infectiologie (ce qui fait beaucoup de monde !) relèvent la tête. Ce qui était bruit de couloir devient mugissement : les « autres malades » ont pâti et pâtissent de plus en plus de la priorité exclusive accordée au covid. Chacun y va de son anecdote terrifiante : tel patient atteint d’une maladie de Parkinson à un stade avancé qui, privé de la stimulation cérébrale profonde qu’il attendait, voit son état neurologique se dégrader à grande vitesse ; tel autre, affecté d’une pleurésie métastatique, dont le talcage pleural est reporté sine die, entraînant de facto une insuffisance respiratoire inéluctable ; un infarctus du myocarde attribué au covid et pris en charge trop tard pour pratiquer une revascularisation efficace ; « l’évaporation » des hématomes sous-duraux chroniques, pathologie d’ordinaire fréquente, touchant les personnes âgées, bénigne quand elle est opérée à temps mais évoluant spontanément vers le coma et le décès ; la liste d’attente pour transplantation rénale qui enfle alors qu’aucune greffe n’a été réalisée pour cet organe remplaçable par la dialyse et que les greffons des donneurs en état de mort encéphalique ont été perdus ; dans les centres anticancéreux, la diminution de ¾ des consultations pour nouveaux cas de cancer du sein – les cabinets de radiologie sont fermés, il n’y a plus de mammographie depuis bientôt deux mois, ce qui équivaut à un retard de deux mois dans la prise en charge de cancers dont certains très agressifs !
Reprendre les activités non-covid
Dans les couloirs vides des services qui ont été « sacrifiés » au covid, errent des collègues désœuvrés. Quand on se rencontre, la question est toujours la même : « Vous reprenez bientôt ? ». Reprendre… une activité non-covid est en train de devenir l’obsession des médecins et chirurgiens sevrés de leur cœur de métier depuis un mois et demi. L’angoisse monte vis-à-vis de la gestion de l’après-covid. Tout ce qui n’a pas été fait sera à faire. Il faudra rattraper deux mois d’arrêt quasiment complet, et les pathologies qui auront évolué dans l’intervalle.
L’heure des comptes n’a pas encore sonné que déjà la comptabilité reprend ses droits. Les lignes de crédit précipitamment ouvertes commencent à être scrutées de près…
Les autorités sanitaires, qui semblaient surtout préoccupées de garantir le droit fondamental à l’IVG, commencent à prendre conscience de ce que la privation d’accès aux soins signifie de perte de chance pour des pathologies rapidement évolutives. D’un seul coup, on change de « com » : après avoir intimé aux gens l’ordre de rester chez eux pour ne pas encombrer les Urgences et les cabinets médicaux, on recommande désormais de consulter sans tarder. Cela explique peut-être pourquoi les patients commencent à redevenir… impatients ! Ils sont de plus en plus nombreux à appeler nos secrétariats pour prendre rendez-vous… le 11 mai ! Avec pédagogie, il faut leur rappeler que le lundi 11 mai n’a que 24 heures, et qu’il est peu probable qu’on puisse écluser en un jour ce qui n’a pas été fait en 60.
Les activités hospitalières durablement perturbées
Par ailleurs, même après la fin officielle du confinement, les moyens resteront affectés par la persistance de la maladie. Persistance à bas bruit, sur des mois et des mois, ce qu’on a décrit comme le « lissage » du pic épidémique et qui signifie « qu’il va falloir vivre avec le covid » – formule qui est en train de devenir aussi rituelle que le désormais célèbre « restez chez vous » !
Ainsi les réanimations resteront durablement occupées par des patients atteints de la forme grave de la maladie. Au moins en région parisienne, entre 20 et 30% de leurs lits devraient continuer à être dédiés au covid, peut-être jusqu’à la fin de l’année 2020. Quant à l’hospitalisation conventionnelle, elle va aussi rester affectée, avec des « salles covid+ », ce qui imposera de regrouper certaines pathologies et de perdre la spécificité disciplinaire de chaque service.
Dans mon service de neurochirurgie, sur les 6 salles opératoires, seules 2 étaient ouvertes au plus fort de la crise. On vient d’en rouvrir une troisième, et on en programme une autre après le 11 mai. Mais une de nos salles devrait être « perdue » pour l’activité standard, car réservée aux patients covid+, et ce pendant de longs mois. De plus, il est question que nous aidions les orthopédistes, eux-mêmes expulsés de leur bloc opératoire, en accueillant certaines de leurs interventions dans une de nos salles résiduelles. Dans ces conditions, absorber le surplus sera tout simplement impossible. Cela promet de véritables bagarres entre chirurgiens, chacun essayant d’arracher un bloc où opérer « ses » malades.
La réouverture des consultations pose un problème diabolique : les salles d’attente ! Les locaux, déjà plutôt sous-dimensionnés en temps ordinaire, deviennent absolument insuffisants pour faire respecter les distances de sécurité. Faut-il mettre des chaises dans les couloirs ? Utiliser d’autres pièces (mais on est déjà à l’étroit) ? Ou interdire aux consultants de venir accompagnés (super de ne pas pouvoir parler aussi à la famille quand on propose une intervention chirurgicale !) ? Et comment aller chercher les patients qui attendent à grande distance des boxes de consultation ? On est en train d’installer du plexiglas pour séparer le personnel d’accueil du public. En ORL, où on prend en charge les sourds, il y a de quoi s’arracher les cheveux !
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Quant aux réunions qui ponctuent notre activité, où nombre de décisions sont prises de façon collégiale, elles sont encore paralysées par la nécessité d’éviter les rassemblements potentiellement contaminants. On nous promet des vidéoconférences… Pas facile pour discuter en toute liberté.
Les urgences favorisées, les autres activités fliquées
Les médecins et chirurgiens imaginent le pire pour leurs patients laissés dans la nature. Ils réclament la réouverture des blocs opératoires, des salles d’hospitalisations et des consultations… Et puisqu’il faudra à nouveau gérer la pénurie, le plaidoyer pro domo recommence de plus belle, car chacun est persuadé, à juste titre, que son activité est primordiale et qu’elle doit prévaloir sur celle des autres. Cette division favorise le retour en force de l’administration, qui se voit comme le juge de paix appelé à arbitrer entre les demandes contradictoires des médecins, pour la défense de l’intérêt collectif. On nous a déjà fait savoir que seules les urgences et semi-urgences étaient légitimes, et que l’Agence Régionale de Santé surveillait les codages des actes réalisés : l’administration hospitalière fait « remonter » l’info en haut lieu, c’est-à-dire participe activement au flicage des praticiens suspects de trop bien défendre « leurs » propres malades ! On nous enjoint de ne pas minorer les « niveaux de gravité » des patients atteints de covid dans nos codages, ce barème qui établit le tarif versé à l’hôpital par l’établissement payeur (la Sécurité Sociale). La T2A n’est pas morte, loin s’en faut, et elle doit s’appliquer dans toute sa force et sa subtilité. Les contingences et contraintes administratives, qui avaient été mises en berne au plus fort de l’épidémie, sont bien de retour. L’heure des comptes n’a pas encore sonné que déjà la comptabilité reprend ses droits. Les lignes de crédit précipitamment ouvertes commencent à être scrutées de près. Déjà le personnel venu en renfort fait ses bagages, que ce soit les étudiants qui retournent à leurs chères études, les provinciaux qui rentrent chez eux ou les libéraux qui vont retrouver leurs cabinets. On n’ose pas encore parler management et gestion des flux et des stocks, mais on sent bien que cela ne saurait tarder.
Ainsi, il y a fort à parier que le jour d’après ressemblera au jour d’avant. Elle est bien loin l’indignation unanime qui avait poussé à la démission le directeur de l’ARS du Grand-Est ! On se souvient que cet apparatchik n’avait rien trouvé de mieux que de révéler la reprise du plan de réduction massive du personnel du CHU de Nancy, dès la fin de l’épidémie (– 600 postes tout de même). Plan justifié par le nécessaire retour à l’équilibre budgétaire pour les hôpitaux endettés. M. Lannelongue était simplement en avance d’un métro. Gageons que ses semblables plus prudents fourbissent leurs armes avec plus de précaution, et qu’ils préparent déjà les discours qui enroberont une sévère reprise en main de l’hôpital telle qu’ils l’ont toujours pratiquée.
Pour toutes ces raisons, il se pourrait que le moral des uns et des autres évolue à front renversé. Tandis que les soignants s’épanouissaient pendant la crise, faisant preuve d’un bouillonnement créatif sans précédent, les citoyens étaient enterrés vivants au nom du confinement. La libération des confinés, qu’on imagine joyeuse, pourrait voir le retour de la dépression du personnel de santé, renvoyé aux limitations administratives et aux frustrations qui vont avec. On n’ira pas jusqu’à dire que le malheur des uns fait le bonheur des autres. Car ce que cette crise nous a révélé, c’est justement le lien indissoluble qui unit soignants et soignés, malgré les divisions mesquines suscitées par une approche comptable de la vie humaine. Espérons, prions, supplions pour que ce lien ne soit pas à nouveau mis sous le boisseau et qu’il perdure par delà les contraintes de la société de marché.
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