La condamnation absolue et sans appel des droits de douane fait partie de ces positions « politiquement correctes » dont les apparatchiks européens nous rebattent les oreilles. Le bon sens conseille pourtant de ne pas se départir d’un instrument intéressant pour la régulation des flux commerciaux internationaux : l’excès d’ouverture à tous vents n’est pas moins nuisible que l’excès de protectionnisme.
Pourquoi Donald Trump veut-il une révision de l’Accord de libre-échange nord-américain, le North American Free Trade Agreement (NAFTA), connu en France sous le nom d’ALENA ? Pour que soit rapatriée aux États-Unis une partie de la production des biens et services achetés au Mexique ou au Canada par des entreprises ou des citoyens américains.
Le président américain a comme objectif l’emploi, mais aussi la diminution du déficit de la balance des paiements américaine. À 481 milliards de dollars en 2016 selon le FMI, celui-ci est réellement inquiétant. Le « hic », c’est que ni le Canada ni le Mexique ne sont mieux lotis : s’élevant en 2016, toujours d’après le FMI, respectivement à 51 milliards de dollars et 28 milliards de dollars, leurs déficits sont eux aussi excessifs, compte tenu des dimensions beaucoup plus modestes de leurs économies. Le président milliardaire aurait sans doute mieux fait de s’attaquer au déficit des échanges du bloc nord-américain avec la Chine, le Japon et l’Allemagne.
« Laisser-faire, laisser-passer. » Oui, mais!
Ceci étant, la démarche de Donald Trump a l’intérêt d’attirer l’attention sur un point très important pour notre planète : l’organisation des échanges internationaux, et plus précisément le rôle des droits de douane dans cette organisation. Le taux de chômage américain est modeste comparé à son homologue français, sans parler du sous-emploi dramatique de nombreux pays du Tiers-monde. Si le président américain se préoccupe de la relation entre droits de douane et emploi, combien plus encore devrions-nous le faire ! À cet égard, la démarche intellectuelle de celui qui est souvent considéré comme le père de l’économie politique, Adam Smith, est fort intéressante.
Certains manuels présentent cet économiste comme un libéral pur et dur, partisan du « laisser-faire, laisser-passer » intégral. Leurs auteurs n’ont probablement pas lu le livre 4 de La richesse des nations. Certes, Adam Smith préconise de supprimer une bonne partie des obstacles mis par les États au commerce international. Mais il pose des exceptions à ce principe, à commencer par « l’industrie nécessaire à la défense du pays ». En bon patriote, conscient de l’importance de la marine pour cette défense, il justifie l’Acte de navigation qui, à son époque, privilégiait fortement les armateurs nationaux.
Smith examine, par ailleurs, la dynamique du désarmement douanier. Il explique notamment que si un secteur industriel emploie beaucoup de personnes et bénéficie d’une forte protection douanière, « l’humanité peut exiger que la liberté du commerce ne soit rétablie que par des gradations un peu lentes, et avec beaucoup de circonspection et de réserve. » L’auteur de la Théorie des sentiments moraux est toujours soucieux du sort des personnes ; la liberté des échanges est pour lui un moyen plutôt qu’une fin. S’il l’estime bonne en général, il envisage des exceptions.
Un monde de déséquilibrés
Le lancinant problème des balances de paiement est le titre d’un ouvrage écrit par Jacques Rueff il y a plus d’un demi-siècle. Il peut être utilisé pour désigner une importante réalité contemporaine : la division du monde en pays fortement excédentaires et pays fortement déficitaires dans leurs échanges extérieurs provoque la formation de créances d’un montant colossal qui ne correspondent à aucune richesse réelle, c’est-à-dire qui constituent des « faux droits » au sens donné à cette expression par Jacques Rueff. Quelques chiffres fournis par le FMI donneront une idée de l’ampleur du problème.
En 2016, d’après cet organisme, les huit pays les plus excédentaires ont dégagé au total plus de 1 000 milliards de dollars d’excédents : 289 pour l’Allemagne, 196 pour la Chine, 187 pour le Japon, 99 pour la Corée du sud, 71 pour la Suisse, 65 pour les Pays-Bas, 57 pour Singapour et 48 pour l’Italie. Côté déficit, les États-Unis sont loin en tête, ayant à eux seuls généré 481 milliards de dollars de déficit ; les 7 suivants sont le Royaume-Uni (116), le Canada (51), l’Australie et la Turquie (33 chacun), le Mexique (28), l’Arabie saoudite (25) et le Brésil (24) ; la France (23) viendrait en neuvième position, la faiblesse de ses exportations étant partiellement compensée par un excédent au niveau des services.
Les déséquilibres n’ont pas grande importance s’ils sont passagers. Par exemple, il n’y a rien d’inquiétant à ce que, par suite des prix relativement bas de l’or noir depuis 2014, l’Arabie saoudite soit amenée à puiser dans ses formidables réserves. En revanche, le déficit récurrent des États-Unis, dont résulte une montagne de dettes, met en péril l’économie mondiale : celle-ci pourrait être victime d’une sorte de tsunami financier si ces trillions de dollars se portaient dans un climat de panique sur les marchés de biens, de services, de monnaies et d’actifs.
Les déficits extérieurs enregistrés année après année par certains pays engendrent en effet des emprunts monumentaux, qui correspondent rarement à des investissements. Le schéma classique est un déficit public du même ordre de grandeur que le déficit extérieur. Les obligations et bons de certains trésors publics, dont France Trésor, sont l’équivalent étatique du crédit à la consommation ; leur ampleur excessive constitue un surendettement aussi malsain que celui des ménages qui gèrent mal leur budget. Il serait donc très souhaitable pour l’humanité dans son ensemble que diminuent les déficits extérieurs et les déficits publics d’un certain nombre de pays, dont les États-Unis… et la France.
Pour atteindre un objectif raisonnable de diminution des déficits de balances des paiements et des montagnes de faux droits qui en résultent, il convient naturellement d’utiliser plusieurs moyens d’action. Ce qui suit concerne seulement l’un d’entre eux, les droits de douane, mais signalons au moins le moyen complémentaire qu’est la réduction des déficits publics.
Réformer l’OMC
Les droits de douane peuvent être instaurés et modifiés de manière agressive ou de manière coopérative. La seconde formule est bien préférable à la première. Y avoir recours au niveau mondial est certes difficile, mais l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui se définit elle-même comme « la seule organisation internationale qui s’occupe des règles régissant le commerce entre les pays » n’est-elle pas là pour ça ? Il faudrait toutefois que le but de l’OMC soit infléchi. Actuellement, l’énoncé de mission qui figure sur le site de l’OMC est le suivant : « l’OMC est l’organisation internationale qui a pour objectif d’assurer l’ouverture du commerce dans l’intérêt de tous ». Il conviendrait que l’ouverture commerciale ne soit plus l’alpha et l’oméga du rôle de l’OMC, mais que sa mission devienne prioritairement la négociation des accords commerciaux, et notamment des droits de douane, dans le but de contribuer à rééquilibrer les balances des paiements.
Concrètement, cela signifie que les pays chroniquement et fortement déficitaires pourraient adopter des droits de douane élevés, qui seraient ensuite réduits de manière progressive – conformément à la sage recommandation d’Adam Smith – au fur et à mesure de la diminution de leur déficit. Le but ne serait plus d’évoluer à tout prix vers une abolition des droits de douane, mais d’instaurer entre les nations une coopération propre à diminuer les déficits commerciaux des uns et les excédents des autres, dans l’intérêt bien compris de tous.
L’OMC n’est évidemment pas le seul organisme qui devrait réorienter ainsi ses objectifs. L’Union européenne, notamment, devrait jouer un rôle important pour établir entre ses membres des rapports comportant, lorsque c’est utile, des taxes aux frontières. L’excédent commercial allemand et le déficit français, pour ne citer que ces deux phénomènes emblématiques, sont de vrais problèmes, et pour une large part il s’agit de problèmes typiquement européens. Étant donné que l’euro ne permet pas de les résoudre en adaptant les taux de change, il convient de disposer, à l’intérieur de l’UE, d’un autre instrument de régulation : les tarifs douaniers.
Le rôle de la démographie
Il serait malvenu de ne pas au moins évoquer in fine une question qui interfère fortement avec celle des balances de paiements et des taux de change : la démographie. En effet, il est normal qu’un pays en nette croissance démographique ait un commerce extérieur déficitaire et soit endetté vis-à-vis du reste du monde, et qu’inversement un pays où la population ne se renouvelle pas soit excédentaire et créancier. Une forte natalité signifie un lourd investissement, qu’il est sain de financer partiellement par des apports extérieurs. Quant aux pays vieillissants, du fait qu’ils investissent peu dans leur jeunesse, ils ont de quoi investir à l’étranger, et ils ont tout intérêt à le faire pour obtenir un jour de ces capitaux les revenus nécessaires à leurs retraités. L’excédent des balances des paiements chinoise et allemande est en partie expliqué et justifié par la faible fécondité des Chinoises et des Allemandes.
Il ne serait donc pas raisonnable de vouloir pour tous les pays une balance des paiements à l’équilibre: il est normal qu’un pays investissant beaucoup dans sa jeunesse soit importateur net, et contracte des dettes vis-à-vis des pays pauvres en jeunes mais riches en citoyens ayant l’âge de travailler ; ces dettes, il les remboursera plus tard, ce qui permettra aux pays vieillis d’importer assez pour traiter dignement leurs retraités.
La prise en compte du facteur démographique est donc indispensable pour parvenir à une gestion intelligente des tarifs douaniers.
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