Qu’y a-t-il de commun entre Apollinaire et Drieu ? Entre le poète dionysiaque, inventeur d’un lyrisme nouveau, qui voit pour l’éternité les yeux de ses amours perdues en regardant passer la Seine sous le pont Mirabeau, et le romancier qui ne s’aimait pas et qui a été hanté toute sa vie par le suicide, cherchant dans les femmes ou le fascisme des solutions désespérées à son incapacité, comme le disait le héros du Feu follet, à se « heurter à l’objet » ? Bien sûr, ils ont fait tous les deux la guerre de 1914, Apollinaire par amour de la France et Drieu par amour de l’Europe.
Et tous les deux par amour de la guerre aussi, même si cela n’est plus une chose à dire par les temps qui courent.[access capability= »lire_inedits »] Oui, ils ont aimé la guerre, pour ce que l’abominable carnage a pu receler de beauté inédite et d’exaltation héroïque ou érotique, ce qui revient au même. Qui oserait écrire, aujourd’hui, comme Guillaume, « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/Avec ses chants ses longs loisirs/Cette bague je l’ai polie/Le vent se mêle à vos soupirs » ? Ou comme Drieu, dans La Comédie de Charleroi, « Pourquoi nous battions-nous ? Pour nous battre. C’était l’éternelle bataille dans la plaine. Nous n’avions pas de but ; nous n’avions que notre jeunesse. Nous hurlions comme des bêtes. Nous étions des bêtes. Qui sautait et criait ? La bête qui est dans l’homme, la bête dont vit l’homme. La bête qui fait l’amour et la guerre et la révolution » ?
Pourtant, le vrai point commun entre Apollinaire et Drieu, c’est qu’ils font partie de ces écrivains qui peuvent devenir des personnages de roman et non de simples sujets pour biographie exhaustive. Il y a, si l’on y songe, quelque chose de presque borgésien à ce que des créateurs deviennent des créatures, à ce que des écrivains deviennent des personnages. Il se trouve que ces temps-ci deux romans ont fait subir à Apollinaire et Drieu cette métamorphose garante d’éternité, car on finit toujours par mieux connaître les personnages de romans, quand on aime lire, que son voisin de palier, comme le remarquait Félicien Marceau dans Balzac et son monde.
Dans Les obus jouaient à pigeon vole, Raphaël Jerusalmy s’est souvenu qu’il y a cent ans presque jour pour jour, le 17 mars 1916, le sous-lieutenant Guillaume Apollinaire recevait un éclat d’obus à la tempe, dans sa tranchée, au Bois des Buttes, au sud-est du Chemin des Dames. Il était en train de lire la dernière livraison du Mercure de France, et il avait appris moins de dix jours plus tôt, lui qui était engagé volontaire depuis 1914, sa naturalisation. Il ne mourut pas de cette blessure mais fut trépané et garda des séquelles douloureuses. Que l’on se souvienne, par exemple, du célèbre dessin de son ami Picasso le montrant avec la tête couverte d’un pansement et la croix de guerre à la boutonnière. Et ce fut son organisme affaibli qui le fit succomber à l’épidémie de grippe espagnole, le 9 novembre 1918, deux jours avant l’armistice.
Toute l’habileté de Raphaël Jerusalmy est de concentrer son livre sur les vingt-quatre dernières heures avant l’impact, chaque chapitre nous rapprochant de l’issue inévitable. On ne fait pas mieux, décidément, que la règle des trois unités pour écrire une tragédie, comme on le sait depuis le xviie siècle. Unité de temps : une journée ; unité de lieu : une tranchée ; unité d’action : la vie quotidienne d’une section de poilus, tous désignés par un surnom. Apollinaire est le sous-lieutenant Cointreau-whisky. Ce sont ses hommes qui l’ont baptisé ainsi : « Parce qu’il aime boire. Et qu’il a un nom impossible. […] Qui finit en zky. Et un deuxième prénom, une sorte de pseudo, Apollinaire, qui ne leur a pas plu. Qui ne convient pas ici, à la guerre. Pas du tout. » Parmi ses compagnons d’armes, on trouve le Père Ubu, Trouillebleue, Jojo la Fanfare ou le caporal Dontacte, nommé ainsi parce qu’il était notaire dans le civil. Apollinaire est un enchanteur, il a recréé à la guerre un théâtre « hénaurme » où la farce est la politesse de l’imaginaire. D’ailleurs, bien loin de la tranchée du Bois des Buttes, ce même jour, Picasso et Cocteau prennent un verre piazza Navona, à Rome, et parlent d’un projet de ballet. Cocteau en fera l’argument, Picasso peindra les décors et Diaghilev en sera le maître d’œuvre. Ils pensent à « Gui » pour la préface, qu’il écrira en 1917 et dans laquelle il inventera le mot de « surréalisme ». Comment ne pas penser que cette « alliance nouvelle » entre tous les aspects de la réalité et du rêve, il n’en a pas eu l’intuition dans cet étrange climat de la tranchée où, pendant un exercice avec masque à gaz, à « Impact moins 7 heures », Apollinaire voit ses hommes comme des « androïdes » ?« Père Ubu n’a jamais été aussi grotesque. Avec sa tête en caoutchouc. Et les autres, autour, ne manquent pas non plus d’allure. »
Drieu, lui, vu par Guégan dans les derniers jours de sa vie, est aussi soumis à un compte à rebours, ce qui explique sans doute la ressemblance formelle avec le roman de Jerusalmy. Les chapitres de Tout a une fin, Drieu sont courts, haletants. C’est que les derniers moments de la vie d’un homme, même méditatifs, ont quelque chose qui les scande comme autant de stations d’un chemin de croix. Guégan nous présente le Drieu du printemps 1945, qui est resté à Paris et a refusé de suivre toute la clique collabo du côté de Sigmaringen. Il sait qu’il est en sursis, qu’il a perdu, qu’il peut être arrêté d’un moment à l’autre.
Il se promène pourtant dans Paris, en proie à une manière de schizophrénie bien rendue par Guégan, qui fait alterner des scènes factuelles et une sorte de monologue intérieur à la deuxième personne, assez envoutant : « Enfin quoi, ce n’est pas ce que tu aperçois à travers la vitre qui doit t’inquiéter ou te rassurer, c’est ce qui se dissimule derrière le miroir. » Guégan, qui avait déjà mis en scène Aragon et une impossible passion homosexuelle pour un jeune envoyé du Komintern, prend une liberté totale pour cerner ces derniers jours en imaginant un commando de résistants, tout droit sortis de Drôle de jeu de Vailland, qui enlève Drieu mais lui laisse le choix de la sentence, ce qui est un moyen très convaincant d’expliquer son suicide, non pas par peur mais par une lassitude particulière propre à ceux qui ont trahi des amitiés – celle de Jacques Rigaut qui servit de modèle au Feu follet –, qui ont mal aimé des femmes leur ayant pourtant tout passé et qui ont cru voir en Doriot un nouveau prophète. Tout a une fin, Drieu est sous-titré « fable », mais c’est bien d’un roman noir qu’il s’agit, cruel, ironique, précis.
Jerusalmy et Guégan font plus ici pour la connaissance d’Apollinaire et de Drieu que toutes les thèses universitaires. Sans doute parce que seuls les écrivains comprennent les écrivains et savent, en les incarnant, leur donner une proximité étrangement émouvante.[/access]
Les obus jouaient à pigeon vole, Raphaël Jerusalmy, Bruno Doucey, 2016.
Tout a une fin, Drieu, Gérard Guégan, Gallimard, 2016.
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