Dans son livre Survivalisme, Êtes-vous prêts pour la fin du monde ?, le sociologue Bertrand Vidal analyse le curieux mouvement de préparation à l’apocalypse qui prend une nouvelle dimension sur la toile. Entre défiance de l’urbain et effondrement de l’idée de progrès, le survivalisme est un révélateur de certaines des peurs de nos sociétés contemporaines.
Causeur. Pour commencer, c’est quoi le survivalisme ?
Bertrand Vidal. Le survivalisme désigne une pratique, mais aussi un mode de vie : se préparer à un futur négatif, en tout cas à des crises, des accidents, des catastrophes.
C’est un terme qui est né dans les années 60, inventé par un libertarien de l’extrême droite américaine. Il s’appelait Kurt Saxon et voulait désigner par là ce que l’on doit faire pour se préparer aux crises, ce dont on n’est, selon lui, plus capable dans les années 60. A l’époque, pour Saxon, les crises, c’est essentiellement une menace communiste et migratoire. Pour lui, l’Américain doit retrouver le modèle de pionnier du Far West, savoir se débrouiller – excusez-moi l’expression – avec sa bite et son couteau.
D’après Saxon, pour survivre aux menaces, il fallait savoir faire cuire ses haricots, avoir toujours une arme sur soi, etc. Alors que pour Don Stephens, un éco-architecte par qui il était assisté dans ses séminaires, il fallait avant tout se retirer loin des villes, parce que c’est en ville que résident tous les dangers. Pour ce survivalisme marqué par la menace de la guerre froide, si une bombe tombait, elle allait forcément tomber en ville. Il fallait donc la fuir.
Que recouvre aujourd’hui la notion de survivalisme ? Comme vous le décrivez, il y a eu un déplacement dans les publics, les contenus proposés aux néo-adhérents…
Aujourd’hui, les peurs ont changé. C’est notamment la crise de 2008 qui a fait évoluer le mouvement du survivalisme en néo-survivalisme. La crise avait touché tout le monde, donc tout le monde pouvait devenir survivaliste. Il n’était alors plus important d’être un WASP (White Anglo-Saxon Protestant) pour être survivaliste quand tout le monde pouvait être touché. Ce néo-survivalisme ne va plus nécessairement s’attarder sur une grande apocalypse nucléaire, mais aussi sur les micro-crises : comment faire si je perds mon emploi, comment faire si j’ai un accident de la route au milieu de la campagne, etc. La philosophie un peu xénophobe et suprématiste du survivaliste terré dans son bunker a donc disparu. Maintenant, on voit apparaître des pratiques plus écolos, qui vont parfois jusqu’au zadisme.
Être survivaliste aujourd’hui – c’est pour cela que j’ai parlé d’enromancement dans mon livre – c’est aussi faire de la prospective, se raconter des histoires. Ce qu’il y a d’essentiel, c’est de s’exprimer sur des blogs, des chaînes Youtube, ou de se mettre en scène en situation de survie : « comment je suis capable de faire un feu avec des morceaux de cailloux et de bois », ou avec mon fire steel, cet instrument qui permet de faire une étincelle. Il y a donc un changement de dimension, un changement de pratique, mais certaines idées résistent chez les survivalistes, notamment la peur du monde urbain. Dans le fond, il faut toujours retrouver le sauvage, le primitif qui sommeille en soi. Cette fois, ce n’est plus parce que des bombes vont tomber sur la ville, mais parce que la ville fait de nous des assistés, des « prisonniers du confort ».
Il semblerait que le survivalisme soit lié à un individualisme très fort : c’est l’homme qui, face aux catastrophes, face à la nature en fait, va se débrouiller seul et parvenir à survivre. Est-ce que c’est vraiment le cas ?
A l’origine, oui, notamment chez Kurt Saxon. Il y avait l’idée que seul un individu pourra survivre, et aussi cette haine, voire cette peur de l’autre, un ennemi à la survie. Il fallait vivre le plus loin de tout. Mais aujourd’hui, et c’est en cela que je note un changement, les survivalistes contemporains ne sont plus individualistes. Il en reste, mais ceux que j’ai rencontrés et étudiés sont désireux de partager. Le Réseau survivaliste francophone est vraiment pour moi le centre de cette mutation d’un individualisme à quelque chose de plus ouvert, de plus collectif, qui est calqué sur l’American Network To Survive (ANTS), qui reprend le même symbole, la fourmi, et qui s’organise en colonies. L’ANTS, c’est un lieu d’échange d’angoisses et d’astuces, de conseils de survie, etc.
Comment expliquer ce changement ?
Dans leur vision de l’avenir, dans leur futurologie noire, les survivalistes se disent : si je suis le seul à survivre, si je suis le seul à avoir ma base autonome, bien équipée avec l’électricité, l’eau… eh bien peut-être que mon conjoint et mes enfants, peut-être que mes voisins, mes amis, vont devenir des ennemis à ma survie, ce qu’ils appellent des « zombies ». Les néo-survivalistes partagent donc leurs angoisses, sur les réseaux sociaux et dans les stages de survie, mais aussi et surtout leurs astuces : quel est le meilleur coin pour la survie en France, en Europe, aux Etats-Unis… Énormément de sites conseillent par exemple la Nouvelle-Zélande. Quand on fait une base autonome durable, on ne la fait donc plus seul, on implique sa famille, ses voisins… Le jour où ça ira mal, on aura ainsi moins d’ennemis.
Pour être concret, il est assez drôle de voir que les survivalistes ont développé tout un vocabulaire particulier – originellement en anglais – qui signe ces milieux. Par exemple, qu’est-ce que c’est qu’un BOB ?
Bug Out Bag. C’est ce sac que l’on va préparer et mettre chez soi ou dans sa voiture, et qui va contenir les essentiels pour pouvoir vivre après l’événement catastrophique. Il y a des génériques dans le BOB : certains youtubeurs, notamment Volwest, un acteur francophone de la sphère survivaliste, édictent des règles, comme les « 5 C » : une corde, un couteau, un contenant, un combustible et une couverture. Le BOB est un élément essentiel pour le survivaliste, il va contenir tout un univers idéalisé de survie. Ce vocabulaire particulier est parfois un peu paramilitaire – les militaires aiment beaucoup utiliser des acronymes – parce que c’est une culture un peu guerrière, qui se prépare à un affrontement final.
Ce qui est intéressant dans ce phénomène-là, et c’est même l’essence de la chose, c’est qu’il y a une dimension pratique extrêmement importante, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement un discours développé sur la fin du monde : il y a une préparation. Les peurs de l’apocalypse, on en a eu tout au long de l’histoire… Comment expliquer cette préparation, alors qu’avant on se contentait d’attendre et de prier ?
Le survivaliste vit un enromancement du monde, dans un imaginaire. Cet imaginaire, ce n’est pas le faux, ce n’est pas l’irréel, c’est une manière de concevoir et de recevoir la réalité. On peut le voir en politique, tous les partis sont gouvernés par des imaginaires bien particuliers, et eux aussi mettent en pratique ces visions qu’ils ont du monde. Chez les survivalistes, c’est exactement pareil : ils mettent en pratique ces visions angoissantes et angoissées du monde. Simplement, ils ne partagent pas le même imaginaire que nous, les urbains, « les assistés du confort », diraient-ils. Nous avons confiance dans l’avenir. Eux, au contraire, se mettent en ordre de marche pour se préparer à leur angoisse.
On peut comparer cet enromancement à la chevalerie au Moyen-Âge : les chevaliers jouaient au roi Arthur. Ils s’inventaient déjà des noms comme le font les survivalistes : la plupart des survivalistes qui agissent sur la toile ont un pseudo ; ils avaient des armoiries, chez les survivalistes c’est la fourmi (« ils sont des cigales, nous sommes les fourmis ») ; et ils se mettent en situation de survie, vont participer à des stages, préparent leur BOB, consolident leur maison, vont faire leur petit potager en permaculture… C’est un imaginaire efficient qui va produire des effets dans le réel et le quotidien du survivaliste.
Cet imaginaire apocalyptique ne se développe pas seulement chez les survivalistes. Il y a notamment la recrudescence des séries et films dystopiques…
Il y a effectivement des feedbacks entre la culture survivaliste et la culture contemporaine, l’air du temps, en fait. Je pense sincèrement que nous ne croyons plus au grand mythe du progrès, qui nous animait jusqu’alors, qui soutenait toutes les grandes utopies politiques, scientifiques, industrielles, techniques… C’est un mythe qui naît au XVIIème, XVIIIème siècle, et qui considérait que demain serait meilleur qu’aujourd’hui. Ce qui a fécondé les rêves et les espoirs de l’humanité, la possibilité du communisme, la possibilité, comme le disait Condorcet, de la mort de la mort… Aujourd’hui, on n’est plus du tout dans cette idée-là : on est dans un imaginaire du regret, du « c’était mieux avant », et, en tout cas, on ne voit plus dans l’avenir des lendemains qui chantent. C’est pour cela qu’il y a cet échange entre la culture survivaliste et la culture populaire.
Certains discours scientifiques – vous évoquez le cas de l’horloge de l’apocalypse par exemple – alimentent eux aussi l’affolement…
L’exemple de l’horloge de l’apocalypse (« Doomsday Clock ») tient vraiment à un discours particulier… Les scientifiques atomistes de Chicago qui l’ont créée en 1947 voulaient nous avertir de la possibilité d’une fin du monde. Pour ce faire, ils ont élaboré des instruments censés mesurer l’imminence d’un cataclysme, voire de l’extinction de l’humanité. Par exemple, lorsque Donald Trump a été élu à la présidence des Etats-Unis, l’horloge, dont minuit symbolise la fin du monde, a été avancée. Actuellement, nous sommes à 2 minutes avant minuit – jamais l’horloge n’avait laissé aussi peu de temps à l’humanité. Mais, au lieu de nous avertir ou de nous laisser un espoir, cet instrument nous plonge dans une angoisse inédite dans l’histoire.
Le discours scientifique contemporain a pris la place des anciens mythes de fin du monde. Comme si l’apocalypse n’était plus de l’ordre d’une croyance religieuse mais était devenue une quasi-certitude scientifique. Regardez le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les Accords de Paris… Au-delà de deux ou trois degrés supplémentaires, nous entrons dans l’apocalypse climatique. Aujourd’hui, plus rien ni personne n’échappe à l’angoisse, même les plus hautes autorités scientifiques… Et nous sommes bel et bien obligés de vivre avec. Une sorte d’épée de Damoclès qui flotte au-dessus de nos têtes et qui est sans cesse relayée et même amplifiée par la science.
Au-delà du survivalisme, est-ce qu’on ne constate pas dans toute la société une renaissance de l’idée de « retour à la nature », dans un monde de plus en plus dominé par la technique ? De l’écologie à, justement, des mouvements comme le survivalisme ?
Nous vivons un grand renversement. En fait, derrière ce climat catastrophiste, des prévisions scientifiques de l’horloge de l’apocalypse à la multiplication des séries, des films, des comics et des œuvres culturelles sur la fin du monde, il y a la mise en cause, dans notre imaginaire social, des bienfaits du progrès : science, industrie, technique… Aujourd’hui, tout ce qui est synonyme de progrès nous fait peur : la science ouvre la porte aux manipulations génétiques et à la création de nouvelles épidémies ; quand on évoque l’industrie, c’est pour dire : pollution, délocalisation, etc. ; la technique est aussi prise dans cette spirale négative et n’est plus qu’aliénante… En réaction, on se dit ainsi qu’un retour en arrière ou un retour à la nature ne seraient pas forcément pire. Il y a une certaine nostalgie.
Mais quand des cultures comme celles des survivalistes s’emparent de cette idée, il s’agit d’un passé fantasmé – le « bon vieux temps » – et d’une nature idéalisée, dotée des valeurs inverses que l’on prête à notre société sur le déclin : une nature merveilleuse, bienfaitrice, luxuriante, c’est la forêt de Blanche Neige et les sept nains et de tous ces contes à la sauce Disney qui ont bercé l’imaginaire des urbains et des jeunes d’aujourd’hui.
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