Causeur. Pourquoi réaliser aujourd’hui un film sur Staline ?
Daniel Costelle. Les meilleurs films documentaires sont ceux qui ne correspondent pas au rythme dicté par les anniversaires. Cette série s’inscrit dans une logique : nous avons mené à bien nos recherches dans les archives antérieures à 1945 et nous voulions enchaîner avec les années de la guerre froide. Mais c’est la chaîne qui a décidé de commencer avec Hitler. Ensuite, le choix de Staline s’est imposé…
Qu’avez-vous trouvé ? Qu’y a-t-il d’inédit dans Apocalypse Staline ?
Isabelle Clarke. Tout d’abord des documents : presque 90 % des images, qui viennent essentiellement des archives russes, n’avaient jamais été montrées. Grâce à Louis Vaudeville, le producteur, et Fabrice Puchault, le directeur de l’unité documentaire de la chaîne, nous avons eu la chance de pouvoir tout rapatrier. Quand on travaille sur un sujet comme celui-là, plutôt que de cibler ses recherches d’avance, mieux vaut pouvoir visionner tout ce qui concerne la période. En l’occurrence, il s’agit surtout d’images « brutes », c’est-à-dire d’images non tirées de films déjà montés. Avec nos conseillers historiques, nous les avons expertisées, passant des heures et des heures à les visionner avant de trouver des pépites comme, par exemple, ces bolcheviks qui sourient à la caméra juste avant d’être exécutés, ou le plan où Staline applaudit Trotski. Ça, c’est un plan qu’on n’avait pas imaginé ![access capability= »lire_inedits »]
D.C. Il est d’ailleurs émouvant de penser que cette scène où Staline applaudit Trotski fait partie des archives qui, théoriquement, auraient dû être détruites sur ordre de Staline, car y apparaissaient aussi Kamenev, Zinoviev et Boukharine ! Ensuite, la déstalinisation, elle aussi, aurait pu entraîner leur destruction… Finalement, on aurait pu ne conserver que des images de chaises vides. Mais voilà, un ou plusieurs individus anonymes extraordinairement courageux ont conservé les originaux des films. Grâce à eux, ces images ont traversé les purges, les assassinats, les diverses censures. Apocalypse Staline est le tombeau du cinémathécaire inconnu !
Votre film pose des questions de fond. On voit l’horreur du stalinisme mais, en même temps, un pays qui s’industrialise et un peuple qui s’instruit. Cela ne justifie nullement les crimes mais il y a d’indéniables réalisations.
D.C. C’est une idée reçue. Il ne faut pas oublier le réformisme de Stolypine – le ministre de Nicolas II ! Quand j’ai vu Le Cuirassé Potemkine, je me suis interrogé : on nous dit que la Russie était au fond des âges et que le communisme – les soviets plus l’électricité –, l’en aurait fait sortir, et voilà un pays qui fabriquait des cuirassés vingt ans avant la Révolution d’octobre ! À ce sujet, Alain Besançon a écrit des choses essentielles. Par exemple, le développement de la Russie de 1913 est supérieur à celui des Etats-Unis. Je suis intimement convaincu que Staline a fait régresser l’ensemble de la Russie ! Sans lui, la Russie serait devenue les Etats-Unis !
Peut-on imputer ces méfaits à un seul homme ?
D.C. Non, je ne crois pas. Le rôle de la doctrine, d’une doctrine qui a la force d’une religion, est essentiel.
I.C. Nous avons travaillé avec Nicolas Werth qui est un homme extraordinaire. Et ce qu’il nous a fait comprendre, c’est que Staline était d’abord un politique pour lequel tout était bon pour faire aboutir son projet : le mensonge, le crime…
Justement, on a l’impression que Staline est un requin, mais un requin qui évolue dans une piscine peuplée d’autres requins, et à la fin, c’est lui qui triomphe. Voulait-il uniquement assouvir son appétit de pouvoir ou bien rêvait-il vraiment d’édifier une société « communiste » ?
D.C.. D’abord, je ne crois pas qu’il ait été « communiste ». Il a construit une société d’insectes, depuis le simple opposant qui se retrouvait au goulag pour une plaisanterie racontée dans la rue jusqu’au dignitaire dans la solitude glacée du Kremlin… Cet ensemble de personnages fonctionne comme une sorte de conservatoire du pouvoir. Tout le reste, c’est de la littérature ! Justement, l’innovation du stalinisme, ce qui le distingue du nazisme, réside d’abord dans le langage. Dans le discours d’Hitler, tuer les Juifs a un sens ; pour lui ce sont des gens dangereux et donc il dit ce qu’il veut faire : tuer les Juifs, construire la Grande Allemagne, asservir les autres peuples… En revanche, comme l’avait bien montré George Orwell, Staline dit exactement l’inverse de ce qu’il va faire. Il prétend agir pour sauver les pauvres et les damnés de la terre… et on va le croire et l’aimer ! Et Trotski ne vaut pas mieux ! Quand il propose d’exporter la Révolution, ce n’est pas pour partager le bonheur soviétique avec les autres peuples, mais pour nourrir la Russie, qui est ruinée. Et pourtant, jusqu’à aujourd’hui, le stalinisme (et le trotskisme) continuent à contaminer des esprits généreux !
Mais, en Union soviétique, tout le monde savait que le langage du pouvoir était mensonger. Comment expliquer l’absence de révoltes, par exemple pendant la famine en Ukraine ?
D.C. Mais il y a eu des révoltes en Ukraine ! Elles ont été écrasées par l’Armée rouge ! On parle des morts de faim, mais de nombreux cadres du Parti ont été tués d’une balle dans la tête ! Pour Lénine et nombre de révolutionnaires russes, Robespierre et la Terreur sont des modèles, par conséquent ils craignent aussi un Thermidor.
Résultat, ils arrivent à bâtir un monde dans lequel chacun est un ennemi de l’autre…
D.C. Je le répète, la Révolution française est leur modèle à tous, particulièrement la Terreur, qui permet d’éliminer tous les adversaires. Ensuite, il ne reste plus que le noyau dur du pouvoir, sur lequel pèse l’idée géniale de Lénine : la purge. Avec la purge, on n’a plus besoin de fusiller les coupables, fusiller les innocents c’est bien mieux !
Dans ce noyau dur, le plus emblématique était Trotski, souvent présenté comme le « bon », dont l’héritage – succéder à Lénine – aurait été volé par Staline. Dans votre film, Trotski apparaît aussi dangereux que Staline, peut-être même pire encore – on songe à la révolte des marins de Kronstadt, réprimée dans le sang !
D.C. Trotski n’a pas été ni meilleur ni pire que Staline. Il est le produit de cette secte. D’ailleurs, on peut se poser la même question pour Kamenev, Boukharine et les autres. Ils ont représenté à un moment la possibilité de Thermidor. Mais tous ces hommes envisageaient froidement la notion de crime de masse.
Staline aimait beaucoup les films américains de gangsters et préférait la Packard américaine à la Rolls des autres dirigeants soviétiques. N’y a-t-il pas chez lui quelque chose d’un gangster, d’un parvenu du crime ?
D.C.. Absolument ! Sa vision du pouvoir ressemblait à celle qu’on a dans un quartier nord de Chicago !
Mais, contrairement à une opinion partagée, votre Staline est un homme assez cultivé. Il possède 20 000 ouvrages, connaît bien la Bible…
I.C. J’ai eu un peu de mal à le croire, mais oui, il s’est bel et bien intéressé à la culture.
D.C. En tout cas, il voulait qu’on sache qu’il possédait 20 000 bouquins !
Pourquoi s’arrêter à 1945 ?
D.C. Après, il y a le second stalinisme… Et c’est ce qu’on traitera dans le prochain épisode.[/access]
*Photo : Dailymotion.
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