La série documentaire diffusée par France 2, Apocalypse Staline, est tout à fait remarquable : les images inédites, la colorisation qui leur redonne une vie surprenante et le montage impeccable en font un événement. La problématique adoptée fait la part belle à la thèse du « communisme intrinsèquement pervers », idéologie d’autant plus épouvantable qu’elle fut mise en œuvre par un monstre. Le Staline de Daniel Costelle et Isabelle Clarke est un monstre d’une envergure probablement supérieure à celle de son jumeau symétrique Adolf Hitler. Le documentaire nous le décrit brutal, cruel et paranoïaque, empruntant les pas de Lénine, initiateur de la terreur avant de se débarrasser de son rival, un Léon Trotski doté des mêmes caractéristiques que lui.
Le parti pris d’une construction partant de la seconde guerre mondiale et procédant par retours en arrière dans la carrière de Staline pour en expliquer le déroulement, est astucieux et efficace en tant que « moteur » de la narration. On regrette cependant d’avoir à attendre le quatrième épisode, encore en cours de fabrication, pour connaître la dernière carrière du dictateur qui conduira son pays dans la guerre froide, jusqu’à sa mort en 1953, avant de tomber de son piédestal en 1956 au xxe congrès du PCUS. Résultat : on reste un peu sur sa faim face à un « mystère Staline » qui, en 1945, reste en grande partie opaque.[access capability= »lire_inedits »]
Michel Foucault nous a appris qu’on « montre aux gens non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’il faut qu’ils se souviennent qu’ils ont été. »[1. Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, Gallimard, 1994.] Staline fut d’abord un voyou recyclé par les bolcheviques, un politique manœuvrier devenu dictateur impitoyable, puis un chef de guerre et un nouveau tsar déifié de son vivant. Cependant, aucune de ces présentations ne fournit à elle seule assez d’éléments permettant d’expliquer le cataclysme. Si Staline est l’auteur unique de la catastrophe du socialisme réel, comment expliquer que, sans Staline, toutes les expériences issues de l’élan d’octobre 1917 se soient transformées en dictatures paranoïaques ?
Le parallèle avec Hitler s’impose ici de lui-même. Car faire du Führer la cause unique ou même principale de l’horreur nazie est une thèse tout simplement fausse, qui fut fort utile à partir de 1947 pour dédouaner le peuple et la nation allemands dont l’Occident avait besoin pendant la guerre froide. Toute une série de travaux récents établissent le soutien jusqu’au bout du peuple allemand au nazisme ainsi que son implication massive dans la Shoah et l’ensemble des exactions perpétrées par le iiie Reich. La recherche a également permis de répondre à la question formulée par le biographe d’Hitler, Ian Kershaw : « Comment un désaxé aussi bizarre qu’Hitler a-t-il pu prendre et exercer le pouvoir en Allemagne, un pays moderne, complexe économiquement développé et culturellement avancé ? »[2. Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 2008.] Ainsi, pour peu qu’on accepte de se plonger dans l’abondante littérature sur le sujet, il ne subsiste guère de « mystère Hitler » ou de « mystère allemand ».
Qu’en est-il pour Staline ? La monstruosité et l’inhumanité du personnage sont avérées. Le prix humain payé par les peuples d’Union soviétique est effrayant, et Staline en fut essentiellement à l’origine. Mais lorsque l’on regarde les vingt-cinq ans de son pouvoir absolu, on reste perplexe. Staline a pris, à la fin des années 20, la direction de l’empire tsariste reconstitué. De ce territoire essentiellement agricole, exsangue après dix ans de guerre –mondiale puis civile –, il va faire une puissance industrielle capable d’affronter la première puissance militaire du monde et de la battre.
Dans un chapitre éclairant du livre qui vient de paraître sur Les mythes de la seconde guerre mondiale[3. Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir.), Les mythes de la Seconde Guerre Mondiale, Perrin, 2015.], Olivier Wieviorka démontre que la supériorité soviétique fut également industrielle. Le documentaire de France 2 insiste avec raison sur l’aide matérielle du Nouveau Monde à l’URSS. Or, bien qu’utile, celle-ci ne fut pas déterminante. Intégrer cette réalité nécessite de rompre avec la rhétorique de guerre froide qui a culminé avec l’effondrement du bloc de l’Est à la fin des années 80. Sur le plan militaire, la supériorité de la doctrine stratégique soviétique – le fameux « art opératif » – forgée dans les années 30, est aujourd’hui reconnue par tous les spécialistes sérieux. Les chefs de la Wehrmacht ont eu beau essayer de faire porter à Hitler la responsabilité de leurs échecs, ils ont en fait été surclassés par leurs homologues soviétiques. Après la guerre, alors que l’URSS avait été saignée à blanc, elle fut capable en quelques années de se redresser, de développer un programme nucléaire civil et militaire, de construire une industrie aéronautique de premier ordre, et de distancer les États-Unis dans les débuts de la course à l’espace. Elle a également pu rencontrer d’incontestables succès dans les domaines de l’éducation et de la santé. Joseph Staline mourut physiquement en mars 1953, politiquement en février 1956 avec le rapport Khrouchtchev. L’élan se poursuivit cahin-caha jusqu’au limogeage de Nikita Khrouchtchev en 1964. L’URSS sans Staline entra alors dans une stagnation de trente ans qui lui fut mortelle. Son retard vis-à-vis de l’Occident – qu’elle parvenait à colmater ou à masquer – devint béant et infranchissable, aboutissant à l’effondrement de 1991, événement historiquement stupéfiant qui vit l’État obèse d’un immense empire, deuxième puissance mondiale, disparaître complètement en quelques jours.
Alors, qui était et que voulait Staline ? Le pouvoir pour le pouvoir, ou bien avait-il un projet ? Et pourquoi les peuples soviétiques l’ont-ils suivi ? Aussi effroyable soit-elle, la terreur n’explique pas tout. Car il y eut aussi de la ferveur et de l’enthousiasme, jusqu’aux dernières heures du stalinisme, comme l’a montré Svetlana Alexievitch dans son magnifique La fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013).
Autre interrogation essentielle : Staline était-il communiste ou bien voulait-il devenir, comme il le dit à sa mère, le nouveau tsar ? Dans Les guerres de Staline[4. Geoffrey Roberts, Les guerres de Staline, Delga, 2014.], l’historien irlandais Geoffrey Roberts affirme que, non seulement Staline, comme l’ont toujours reconnu les maréchaux soviétiques même pendant la déstalinisation, a bien gagné la deuxième guerre mondiale, mais surtout qu’il l’a fait en se comportant de bout en bout comme un homme d’État. Ce qu’Hitler ne fut jamais.
Détraqué monstrueux, Hitler fut pendant longtemps et à juste titre le repoussoir suprême. Le dépeindre en unique accoucheur de la « bête immonde » permit à ceux qui l’avaient suivi de se défausser. Aujourd’hui, Staline rivalise avec Hitler comme repoussoir criminel. Et, de même que pour Hitler, beaucoup tentent de lui faire porter seul le chapeau de l’espérance trahie. Trop facile.
Reste que, en termes quantitatifs, Staline est le plus grand tyran de l’histoire. Ce fait écrase tous les autres et enveloppe cette période d’un voile que la superbe Apocalypse Staline ne lève que partiellement. Cette dimension essentielle du mystère Staline, il faudra bien qu’on la perce un jour.[/access]
*Photo : © RGAKFD.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !