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Dis-moi comment tu prends l’apéro, je te dirai qui tu es

Les plaisirs coupables de Thomas Morales (2/9)


Dis-moi comment tu prends l’apéro, je te dirai qui tu es
Camping 3 de Fabien Onteniente (2016)

Du 14 juillet au 15 août (au moins), l’apéro devient la clef de voûte du bien être et des relations sociales. Mieux, il en dit long sur celui qui le prend…


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Nous vivons dans une société qui manque de repères. Les écrans dégradent notre santé mentale jusqu’au bout de la nuit. Nous ne faisons plus très bien la différence entre l’éveil et le sommeil, le travail et le temps libre, la jouissance et la contrainte, tout s’embrouille dans nos têtes. Sommes-nous des producteurs, des consommateurs, des fonctionnaires, des commerciaux, des artistes ou des entrepreneurs ? Selon l’heure de la journée, nous changeons de costumes et de servilité aléatoire. L’ubérisation est un jeu de bonneteau où l’illusion de liberté se meut vite en menottes dorées. L’homme moderne, prisonnier égaré, erre à la recherche d’une satisfaction immédiate, donc imparfaite. Il n’arrive plus à se poser, à penser autrement qu’en agent économique.

L’apéro, une bouffée d’identité

La religion peut venir combler son scepticisme, sans complètement résoudre son désordre intérieur. Il ne sait plus à quoi ou à qui se raccrocher. L’été, cet être fantomatique retrouve une hygiène de vie et le sens des responsabilités. Son horloge biologique se remet en marche. Son corps exige des horaires fixes et de nouvelles plages d’insouciance. Avant le déjeuner ou le dîner, son organisme implore sa portion de cacahouètes et de mini-pizzas. Il n’est plus cet individu dissolu qui vend sur internet des services ou des objets pour exister. Il se réapproprie son identité. On l’appelle par son nom, voire son prénom, et on se fiche pas mal du numéro de sa carte bleue. Il n’est plus dans la spirale de l’échange marchand mais dans le partage conciliant. Il ne se demande plus comment il va pouvoir faire fructifier ses relations d’un soir, comment il va refourguer sa marchandise. Totalement dépourvu d’arrière-pensées, il profite de l’instant.

A midi ou dix-neuf heures…

Quoi de mieux qu’un apéro pour sceller les individualités, leur redonner une patine de sociabilité, l’espoir d’un avenir commun. Le gouvernement qui cherche, sans cesse, des moyens de cohésion nationale a oublié l’apéro. L’inscrire dans la Constitution serait une piste à prendre au sérieux. L’apéro en lieu et place d’un énième plan banlieue réglerait les incivilités et les injustices incrustées dans le quotidien des cités. Ce moment divin où les verres tintent sous la tonnelle, la canadienne ou le préau de MJC rythmera le calendrier de tous les Français, entre le 14 juillet et le 15 août. À midi ou dix-neuf heures, le temps s’arrête. Les télés se taisent. Les enfants rangent leurs pelles et leurs bouées. Les ados cessent de se bécoter sur les nattes publiques. Les vieux beaux n’ont plus besoin de rentrer leur ventre. L’apéro mobilise tous les efforts, peu importent les obédiences. Chacun prend plaisir à œuvrer à sa bonne réalisation car il ne se prépare pas à la légère. Chips, Monaco, Tuc ou olives vertes, chaque apéro dévoile le fond de notre personnalité. L’amateur de l’incomprise saucisse cocktail se livre plus qu’un nudiste au Cap d’Agde. Les tapas, tortillas et bocadillos au pata negra indiquent un besoin d’absolutisme.

Je bois donc je suis

Quant aux crudités, radis et tomates cerises, ils révèlent un souci de l’équilibre. L’apéro trahit nos origines et nos envies. Kir, Ricard ou sangria, vous êtes démasqué ! Au camping, les jeunes préféreront la cannette de 33 cl, la binouze pour les fanzouzes. Au club house, on soigne autant son drive que sa descente de Pimm’s. Au Cap Ferret, tradition girondine oblige, le Lillet des familles s’accommode de toutes les grillades. À Calvi, les tranches de lonzo ne se séparent jamais de l’alcool de myrte. À Marseille, on trinque au ratafia. À Deauville, le cidre se débouche au Normandy. À Brest, le chouchen anime les nuits du port de commerce. Et puis, il y a les incontournables, les blancs de Loire qui rassurent les angoissés. Sancerre ou pouilly, coteaux-du-giennois pour les plus pointus, ces vins mettent en confiance. Ils n’impressionnent pas. Ils ne demandent pas un savoir livresque. Leurs flacons brillent au soleil. Leur fraîcheur entraîne les confessions. L’apéro remet alors du sacré dans notre destin tout tracé.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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