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António Lobo Antunes, le retour

"La Dernière porte avant la nuit" (Éd. Christian Bourgois, 2022)


António Lobo Antunes, le retour
L'écrivain portugais António Lobo Antunes photographié en 2018 © José Méndez/EFE/SIPA

Le dernier roman du plus grand auteur portugais vivant, régulièrement nobélisable, vient de paraître chez Christian Bourgois…


La nation portugaise est depuis longtemps extrêmement fertile en littérature. Aujourd’hui, l’un de ses meilleurs représentants vivants est le très prolifique romancier António Lobo Antunes. Il publie ces jours-ci un nouveau livre en français, La Dernière porte avant la nuit.

Comme à chaque fois, c’est un événement littéraire important, concernant un auteur qui doit un jour prochain entrer dans la collection de la Pléiade (la date n’est pas encore connue).

Lobo Antunes est né en 1942 à Lisbonne, dans une famille de la grande bourgeoisie. Son père est Brésilien. Il reçoit une éducation classique, se tourne vers la médecine et devient psychiatre, métier qu’il exerce de nombreuses années, et notamment lorsqu’il est envoyé en Angola, durant la guerre entre 1971 et 1973. Il s’inspirera de cette expérience pour ses premiers romans, en particulier Le Cul de Judas.

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L’importance donnée à la forme

Les intrigues des romans de Lobo Antunes sont en général assez simples. Dans La Dernière porte avant la nuit, il raconte l’assassinat d’un homme d’affaires, par cinq de ses soi-disant « amis », sous les yeux de sa fille. Les malfrats se débarrassent du corps en le plongeant dans un bain d’acide, qu’ils déversent ensuite dans une rivière. Le livre est constitué des monologues des cinq meurtriers. Tour à tour grotesques, émouvantes, délirantes, ces voix intérieures s’entremêlent pour constituer un ensemble éminemment baroque.

Car, chez Lobo Antunes, ce qui prime avant tout, c’est la forme. Il y a bien, dans le corps du texte, des paragraphes, mais rarement des majuscules et jamais de points. Seules quelques virgules viennent rythmer cette grande coulée de lave romanesque. Dans une même phrase, on peut sauter d’une chose à l’autre, du présent au passé, de l’histoire que les personnages vivent à certains souvenirs qu’ils ressassent de manière obsessionnelle. De l’homme assassiné, dissout dans le baril d’acide, on bifurque vers telle impression d’enfance.

Les fragments ainsi s’accumulent dans la narration, en un bloc compact que, néanmoins, grâce à la musicalité de la prose de Lobo Antunes, j’ai lu avec une grande délectation. Le dispositif littéraire, si l’on voulait faire une comparaison, ressemble un peu au roman de Claude Simon, Histoire, mais sans doute avec davantage de clarté. On sait par ailleurs que, pour Lobo Antunes, Faulkner est une référence majeure (comme, du reste, il l’était pour Claude Simon).

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Un romancier postmoderne ?

C’est l’occasion de se demander si, chez le romancier portugais, la forme étoufferait quelque peu le fond, en ramenant son livre à une de ces expérimentations avant-gardistes très à la mode dans les années 70. Autrement dit, peut-on parler, dans le cas de Lobo Antunes, de littérature « postmoderne » ? Il faudrait ici reprendre le petit ouvrage prophétique du philosophe Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, paru aux éditions de Minuit en 1979, qui abordait cette question centrale. Rappelons ici que Lyotard ne défendait pas cette nouvelle vision du monde, ce qu’on a trop tendance à oublier aujourd’hui. Il écrivait en particulier, pour en critiquer la portée : « Nous ne formons pas des combinaisons langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement communicables. »

Or, si l’on peut dire que Lobo Antunes utilise en effet des « combinaisons langagières » instables, il n’en devient pas pour autant postmoderne, ou nihiliste. C’est évident. Il s’est seulement fondu dans l’esprit du temps, mais pour le prendre à revers. Son roman est en effet élaboré comme un immense réseau de sensations, certes désordonnées, chaotiques, mais qui se recentrent finalement sur l’être humain et son humanité propre. L’homme, chez Lobo Antunes, reste libre, et peut jouir, s’il le veut, de toute sa subjectivité.

Une lecture créative

Le plus extraordinaire dans La Dernière porte avant la nuit, comme avec tant d’autres de ses romans, c’est cette possibilité donnée au lecteur d’une véritable lecture créative, dans laquelle celui-ci, comme sorti pour un instant de son anonymat, se retrouve dans sa nudité essentielle. Derrière la fluidité de l’écriture de Lobo Antunes, se dresse une poésie admirable, qui décrit les hommes espérant, souffrant, mourant, mais aussi s’absorbant sans cesse dans leurs remémorations inlassables.

António Lobo Antunes, La Dernière porte avant la nuit. Traduit du portugais par Dominique Nédellec. Éd. Christian Bourgois.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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