Ce jeudi 8 décembre, sur France Inter, Léa Salamé et Nicolas Demorand recevaient l’historien Antoine Lilti qui vient d’être nommé professeur au Collège de France. Les auditeurs ont été surpris d’apprendre que ce spécialiste des Lumières n’est pas entièrement acquis à l’idée de liberté d’expression.
Antoine Lilti est reconnu pour être une pointure dans son domaine ; il ne me viendrait pas à l’idée d’aller le titiller sur ses connaissances historiques qui sont largement supérieures aux miennes. Toutefois, à l’écoute de cet entretien, plusieurs choses intriguent l’historien amateur comme le citoyen lambda.
En premier lieu, le résumé que Léa Salamé fait du travail d’Antoine Lilti et que ce dernier confirme : « Les Lumières ne se réduisent pas à un héritage européen, faut pas croire que c’est juste l’Europe, les Lumières. Vous dites qu’il a existé des Lumières multiples, japonaises, chinoises, latino-américaines, égyptiennes, perses, constituées de courants hybrides qui ont eu leurs spécificités. Ce serait caricatural de réduire les Lumières aux philosophes blancs (sic) du XVIIIe siècle français ». La « blanchité » étonnamment évoquée ici permet à Dame Salamé de confirmer son assentiment à l’idéologie wokiste ; il est dommage que le professeur au Collège de France n’ait pas relevé l’absurdité de cette allusion à la couleur de peau des philosophes (pas seulement français d’ailleurs, mais aussi anglais, écossais et allemands) qui furent les principaux initiateurs des mouvements politiques et philosophiques issus des Lumières. De même, mettre sur le même plan les Lumières européennes et les « Lumières » chinoises, égyptiennes ou perses, laisse perplexe. Il a été beaucoup question, au cours de cette matinale, d’une « hybridation » des idées issues des Lumières européennes avec celles de « différentes cultures », du charlatanisme et du complotisme. Finalement, j’avoue ne pas avoir saisi la substantifique moelle du projet historiographique d’Antoine Lilti. Mais je ne demande qu’à apprendre et, par conséquent, suivrai de près les prochains travaux de l’historien.
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Jusqu’ici nous baignions abstraitement dans les arabesques réflexives et les subtilités spéculatives d’une nouvelle approche historiographique des Lumières. C’était un début, l’historien se faisait la voix. Nous allions soudainement taper dans le dur de l’actualité, si vous me permettez l’expression, et atteindre en même temps au sublime de la réflexion oblique. Nicolas Demorand lit la question d’une auditrice : « Les Lumières aujourd’hui seraient-elles woke ou dénonceraient-elles la culture wokiste ? » Léa Salamé en profite pour rappeler les différentes censures qui ont frappé des personnalités comme Sylviane Agacinski ou Caroline Eliacheff. Après avoir jésuitement godillé entre le bon et le mauvais wokisme (mais on sent quand même que la balance penche en faveur des « éveillés » et des « minorités » qui seraient des « héritiers des Lumières »), Antoine Lilti répond en substance que, pour les Lumières, le principe c’est le débat, l’échange d’arguments, mais que quand il y a « des discours de haine, des provocations, qui attisent trop les passions, qui sortent du cadre de la raison, ils peuvent et doivent être interdits ». Comme nous, Léa Salamé n’est pas certaine d’avoir compris et revient à la charge : que dire précisément à propos de ce colloque d’une pédopsychiatre annulé par la mairie de Paris. « On est du côté des excès de certains activistes et bien sûr je le condamne, répond d’abord l’historien. Mais, ajoute-il dans la foulée, on a trop tendance à se focaliser sur ces formes-là de censure, faut pas oublier qu’aujourd’hui les menaces les plus graves qui pèsent sur la liberté d’expression viennent plutôt de la droite radicale ». Plouf ! Stupéfié par la hardiesse de cette affirmation, je laisse tomber ma tartine dans mon café. « Par exemple, continue Antoine Lilti, aux États-Unis, qui nous a envoyé cette notion de « cancel culture », les menaces les plus graves viennent de la droite américaine ». Replouf ! Quel est le rapport entre les censures opérées dans les universités par l’extrême gauche française et la droite américaine ? Il n’y en a pas, bien sûr – le syntagme « droite radicale » (américaine, suédoise ou martienne, peu importe) ne sert ici qu’à escamoter le débat sur les exactions des gauchistes français. Lilti ne se contente pas de noyer le poisson, il strangule la baleine : « Il ne faut pas mettre sur le même plan des excès de groupes militants qui empêchent une conférence de se tenir et le fait qu’un peu partout dans le monde des minorités LGBT sont persécutées et censurées ». Plus c’est gros, plus ça passe. Les journalistes gobent la grossière démonstration et passent au sujet suivant, à savoir l’histoire de cette enseignante de Valenciennes qui voulait emmener ses étudiants visiter un camp de migrants, l’annulation de cette sortie scolaire par le rectorat, et les menaces de militants d’extrême droite qu’aurait reçues ce professeur. L’historien s’enflamme : « Ça, c’est absolument terrible, car s’il y a vraiment une chose qu’on peut dire, qui est un héritage des Lumières, c’est qu’il faut défendre et protéger les enseignants. […] On a quand même eu le cas de Samuel Paty, on sait ce que c’est qu’un enseignant qui est menacé par des groupes extérieurs, alors une fois c’est les islamistes, une fois c’est l’extrême droite, une autre fois ce sera un autre groupe ». Démonstration surréaliste qui nous informe que le djihadiste tchétchène qui a décapité Samuel Paty était un « groupe extérieur »; que l’extrême droite a menacé d’assassiner un professeur ; qu’un « autre groupe » (les Bouddhistes? Les Chauves? Les Basques? Les Roux?) s’apprêterait à faire de même. Antoine Lilti souffre de ce que les spécialistes appellent un strabisme intellectuel : il ne dit pas ce qu’il voit parce qu’il ne voit pas ce qu’il voit ; en d’autres termes, ses démonstrations amphigouriques et équivoques résultent d’une vision de la réalité déformée par l’idéologie gauchisante et wokiste qui gangrène actuellement les plus hauts lieux du savoir, de Sciences Po au Collège de France.
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À la fin de cet ébouriffant entretien, alors que Léa Salamé évoque Elon Musk, Antoine Lilti alerte sur le nouveau propriétaire de Twitter qui dit être un « défenseur absolutiste de la liberté d’expression ». En effet, argumente l’historien, rappelant au passage qu’il est un spécialiste du XVIIIe siècle, « le fait de mettre la liberté d’expression et l’absolutisme dans la même phrase, ça dit bien qu’on a un problème ». Antoine Lilti ne peut pas ignorer qu’Elon Musk n’a pas utilisé le mot « absolutiste » dans le sens péjoratif qu’il lui prête en faisant référence au pouvoir monarchique, mais, en bon américain libertarien qu’il est, dans le sens ironique et hyperbolique d’une possibilité offerte à tous les individus de pouvoir s’exprimer totalement et librement sur un réseau social dont on sait par ailleurs que les anciens administrateurs ne rechignaient pas à fermer les comptes de ceux qui ne pensent pas comme eux. Oui, mais voilà, si Antoine Lilti est pour la liberté d’expression, il est pour une liberté d’expression « régulée » et regrette que cette liberté d’expression à la Elon Musk permette « de faire un cadeau extraordinaire à ceux qui crient les plus forts, par exemple à Donald Trump ». Léa Salamé acquiesce avec énergie. Nous en sommes donc là : de bons esprits universitaires et médiatiques se font les apôtres d’une liberté d’expression étriquée et de plus en plus contrainte. Ils veulent des lois, plus de lois. Comme si nous en manquions. L’arsenal juridique français est une arme de destruction massive de la liberté d’expression. Comparé à l’immuable premier amendement de la Constitution américaine interdisant au Congrès d’adopter des lois limitant la liberté d’expression, notre article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen[1] paraît au contraire avoir préparé le lit dans lequel les censeurs médiatiques et les mauvais coucheurs législatifs occupent toute la place. Ce n’était sans doute pas le but recherché mais l’histoire est taquine et l’enfer pavé de bonnes intentions. Antoine Lilti le sait mieux que quiconque.
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Mais Antoine Lilti a été coopté par ses pairs pour devenir professeur au Collège de France et le Collège de France est devenu un Club, le haut-lieu de la gauche universitaire, progressiste, arrogante et supportant mal la contradiction. Sur France Inter, Patrick Boucheron, qui dirigea une Histoire mondiale de la France censée « neutraliser la question des origines » d’une France d’avant la France se dissolvant « dans les prémices d’une humanité métisse et migrante », regrettait, avec une moue méprisante, la « surexposition permanente de cette pensée », en l’occurence celle, « mélancolique », d’Alain Finkielkraut. L’historien Alain de Libera fut parmi les premiers et les plus virulents détracteurs de Sylvain Gougenheim [2] qui avait eu l’audace de relativiser l’apport d’un hypothétique « Islam des Lumières » supposé avoir transmis à l’Europe l’essentiel du savoir grec. Au micro de Guillaume Erner, Pierre Rosanvallon dit, et avec quelle morgue, pour quelle raison il ne débattrait jamais avec Alain Finkielkraut : « C’est un essayiste, mais pas vraiment un intellectuel ». Après l’assassinat de Samuel Paty, le démographe François Héran dénonça, dans une condescendante Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, « l’islamophobie », le « racisme structurel » et les « discriminations systémiques » en France, puis demanda aux professeurs, aux caricaturistes et aux Français en général d’en rabattre un peu avec cette fichue liberté d’expression et d’éviter d’être « offensants » envers l’islam et les musulmans. Résultat : de plus en plus de professeurs s’autocensurent, caricaturer Mahomet relève du suicide et les journalistes pèsent chacun de leurs mots quand il s’agit d’écrire un article sur des événements touchant de près ou de loin à l’islam. Les susnommés furent ou sont professeurs au Collège de France, tous adorateurs de la liberté d’expression, tous ardents défenseurs du combat d’idées, du débat public, du duel intellectuel – mais sous certaines conditions. Bienvenue au Club, Monsieur Lilti.
[1] « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
[2] Aristote au Mont Saint-Michel, Seuil, 2008.
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