Dans Proust du côté juif, Antoine Compagnon explore la réception d’A la recherche du temps perdu dans les milieux juifs parisiens de son temps.
Dans l’abondante moisson de livres parus à l’occasion du centenaire du décès de Marcel Proust, celui d’Antoine Compagnon apporte un regard original, que son titre laisse mal deviner. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas en effet d’aborder la judéité de Proust – thème débattu et rebattu depuis un siècle – mais la réception de l’œuvre de Proust dans les milieux juifs français de son époque, et en particulier au sein du milieu des jeunes Juifs “sionistes”.
Témoin du judaïsme déjudaïsé
Professeur émérite au Collège de France, l’auteur avait déjà publié en 1989 un Proust entre deux siècles. Son dernier livre est le fruit d’une enquête menée sous forme de feuilleton pendant la pandémie de coronavirus et publiée sur son blog. Le résultat de ses studieuses périodes de confinement est un album passionnant et très richement illustré, issu du travail et des interactions de l’auteur avec ses premiers lecteurs.
« Ce qui m’importait », explique-t-il, « c’était de réfuter l’idée de plus en plus reçue qui voit de l’antisémitisme ou de la judéophobie dans la représentation des Juifs par Proust » (idée défendue notamment par Alessandro Piperno dans son Proust antijuif). Le livre traite donc essentiellement de la manière dont Proust a été lu par ses contemporains juifs, tels André Spire – qui fut le premier à aborder la judéité de Proust – Benjamin Crémieux ou Elie-Georges Cattaui. Ce petit milieu juif proustien s’exprimait principalement dans les journaux Menorah, La Revue juive et Palestine (cette dernière étant l’organe de l’association France-Palestine qui réunissait alors d’éminents intellectuels et hommes politiques français prosionistes).
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L’idée d’un Proust antisémite ne résiste pas à l’examen des faits. Dans son chapitre consacré aux lecteurs de Proust de « la fin de l’après-guerre », l’auteur mentionne ainsi les articles de Siegfried van Praag, qualifiant Proust de « témoin du judaïsme déjudaïsé ». C’est sur le fondement d’une telle qualification que certains ont pu décrire Proust comme un Juif totalement assimilé, voire comme un Juif antijuif. Antoine Compagnon affirme notamment qu’Hannah Arendt aurait emprunté cette idée à van Praag. En réalité, Arendt ne fait pas de Proust le modèle de l’assimilation, mais se sert au contraire de La Recherche pour critiquer le modèle de l’assimilation, à l’instar des jeunes lecteurs sionistes de Proust.
Proust sioniste ?
A l’inverse, l’idée d’un « Proust sioniste » semble tout autant tirée par les cheveux. « Quand je dis “Proust sioniste », explicite l’auteur, « j’entends non pas, bien entendu, que l’homme fut sioniste, mais que [des] jeunes sionistes s’emparèrent de son œuvre pour faire avancer leur cause… » Quant aux innombrables théories autour des liens entre l’écriture proustienne et le Talmud ou la Kabbale, Antoine Compagnon rappelle que cette thématique a été inventée par Denis Saurat, qui écrivait dans La Revue juive en 1925 : « Le style proustien est le style du rabbin commentant les Ecritures ». Notons que cette affirmation n’avait, sous la plume de son auteur, rien de péjoratif.
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Cette théorie fera des émules et nombreux sont ceux qui développeront la comparaison, y compris Louis-Ferdinand Céline, expliquant pour sa part que « le Talmud est à peu près bâti comme les romans de Proust, tortueux, arabescoïde, mosaïque désordonnée » (entre autres amabilités du même acabit). On comprend bien, à la lecture de ce jugement péremptoire, que ce n’est pas seulement de Proust que parle ici l’auteur de Bagatelles pour un massacre, mais aussi des Juifs et de sa propre aversion pour ceux-ci. (Il est révélateur que l’actualité littéraire en France, un siècle après la mort de Proust, tourne encore autour de la judéité de ce dernier et des éructations antijuives de Céline).
Sans prendre parti dans la querelle d’érudits entre Antoine Compagnon et Patrick Mimouni, pour savoir si l’auteur de la Recherche avait ou non lu le Zohar, je me permettrai ici une seule remarque. On ne « lit » pas le Zohar comme on lit un roman ou même un essai, de même qu’on peut difficilement « lire » le Talmud. On peut les étudier, de préférence dans l’original (même si d’excellentes traductions existent aujourd’hui pour le Talmud, grâce au rabbin Adin Steinsaltz). La question de savoir si Proust aurait « lu » le Zohar est donc tout à fait secondaire, par rapport à celle de savoir s’il aurait pu l’étudier, ce qui serait évidemment un scoop !
Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des Histoires, Gallimard 2022.
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