Le centenaire d’Antoine Blondin (1922-1991) ne revêt pas le lustre qu’il mérite. Le succès d’Un singe en hiver et son alcoolisme notoire occultent l’écrivain profond qu’il a été. Son éditeur historique, La Table ronde, sauve l’honneur avec deux rééditions.
Antoine a 100 ans. Je ne l’appelle pas Antoine par familiarité, mais parce que ses amis l’appelaient tous ainsi, comme en témoigne un des plus jolis livres écrits sur lui, Monsieur Jadis est de retour : Antoine Blondin. Yvan Audouard l’avait publié en 1994, trois ans après la mort de Blondin. Il commence par une évocation de son enterrement. Il note, de manière d’ailleurs très blondinienne : « Le 10 juin 1991 régnait sur Saint-Germain-des-Prés un printemps pour touristes de luxe. Au début de l’après-midi, il y avait foule sur le parvis et à l’intérieur de l’église. On était venu en voisin rendre une dernière visite à un ami. Il se nommait Blondin mais tous l’appelaient Antoine. » Il me semble que j’étais dans cette foule, c’était un lundi, je n’avais pas cours et en avais profité pour venir de Lille, parce que j’avais aussi ce sentiment-là, simple lecteur inconnu, d’avoir perdu un ami.
Antoine a 100 ans et j’aime à le croire toujours sur la route, perdu, comme ses héros affligés d’un certain nomadisme sous-préfectoral, à rechercher des trains qui partent vers des gares secondaires.
Son centenaire ne fait pas beaucoup de bruit. Ça ne l’aurait pas gêné. Il s’était laissé enfermer dans la légende du saint buveur par des gens qui trouvaient son ivrognerie pittoresque alors qu’elle le détruisait sous leurs yeux.
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Maintenant, il a retrouvé sa liberté, même si de son vivant, il savait déjà cultiver l’art de ne pas être là, et que sa technique du vagabondage était très au point. Il n’a laissé qu’une poignée de romans, un recueil de nouvelles et des articles, notamment sur le sport. Blondin a été chroniqueur de L’Équipe pour le Tour de France comme il y a eu des chroniqueurs médiévaux pour les Croisades. Le Tour de France était pour Blondin une utopie concrète, lui qui était à la recherche d’une communauté impossible où des amis vivraient ensemble dans une atmosphère de légèreté. Ses héros solitaires rêvent de phalanstère, comme l’étaient l’appartement bohème de ses parents quai Voltaire, ses années au STO ou encore la caravane du Tour de France.
Antoine a 100 ans, et on ne comprendra rien à la prose la plus somptueusement mélancolique de la littérature française du siècle dernier si l’on ne voit pas que Blondin a eu toute sa vie le sentiment qu’on lui avait volé une jeunesse, parce qu’il était passé directement, comme une bonne partie de sa génération, du statut de lycéen à celui de père de famille. Sans transition, ou plutôt avec une transition qui s’est appelée la Seconde Guerre mondiale.
Il explique cela très bien dans un article de 1953, « Une dramatique aventure, le mariage », paru dans La Parisienne et recueilli dans Mes petits papiers : « Sous l’Occupation, dans divers maquis, dans les groupes de jeunesse, en exil, en prison, ils se sont fait une âme à l’usage des temps, une âme provisoire. (…) Et puis, il y a eu un petit malentendu, la rentrée des classes, la rentrée des prisonniers, la rentrée des choses dans l’ordre. Il a fallu réviser les identités, démasquer des sentiments qui avaient sonné juste dans une période fausse. On ne pouvait plus tabler sur la fin du monde. En revanche, on devait compter avec la fin du mois. Des charmes se défaisaient. » Voilà pourquoi les héros blondiniens s’en vont tous, d’une manière ou d’une autre. Comme ceux de Simenon. Blondin a lu Simenon, on en est sûr, le contraire n’est pas forcément vrai. Mais au-delà d’un air de famille, il y a une différence de taille : les personnages de Simenon ratent leur vie dans l’angoisse, ceux de Blondin dans la poésie. C’est pour cela que ceux de Blondin ne tuent jamais personne.
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Ils sont autant de doubles d’Antoine, qui a inventé l’autofiction cinquante ans avant tout le monde et n’en a pas fait un fromage. Il y a le Sébastien Perrin des Enfants du Bon Dieu, le professeur d’histoire qui réécrit le passé national en trompant sa femme avec une princesse allemande, ou le Benoît Laborie de L’Humeur vagabonde qui « monte » à Paris dès que les trains repartent après la guerre et laisse derrière lui femme et enfant, à moins que ce soit sa femme qui le pousse dehors. Et puis Monsieur Jadis, bien sûr, ce livre sur la perte irréparable de Roger Nimier, l’ami des nuits difficiles, des petits matins possibles, son cadet de trois ans qui était pourtant l’aîné protégeant sa carrière de paresseux professionnel.
Dans la réédition par La Table ronde de Ma vie entre les lignes, autobiographie de Blondin par ses articles sur la littérature (beaucoup), la politique (souvent) et même le sport (ne pas rater le portrait de Louison Bobet), on retrouve un écho de ce deuil irréparable en 1963, un an après l’accident de Nimier : « Roger Nimier me manque comme au premier jour de sa disparition. Un canton en moi, raisonnable ou futile selon qu’on l’envisage, a cessé de s’insurger contre cette carrière de frère siamois déchiré à laquelle je m’abandonnais. En vain. »
La Table ronde, éditeur historique d’Antoine, réserve une autre surprise pour ce centenaire : une édition collector d’Un singe en hiver, roman de 1959 qui a été le seul succès réellement commercial de Blondin, avec le prix Interallié, mais aussi et surtout par l’adaptation cinématographique qu’en a fait Henri Verneuil en 1962 ; ce qui nous fait un autre anniversaire, le soixantième, pour ce grand film patrimonial du dimanche soir, avec Gabin et Belmondo.
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On retrouve dans ce beau livre de nombreuses photographies du film avec, en regard, les répliques de Michel Audiard. On pourra aussi mesurer à quel point ce film joue un rôle ambigu dans la survie d’Antoine dans les mémoires. Le film est bon, le roman aussi mais à vrai dire, ils ne parlent pas de la même chose. Le folklore fêtard mis en scène par Verneuil existe dans le roman bien sûr, mais toute une épaisseur propre aux deux personnages, leurs fêlures irréparables, est à peine esquissée, tout comme la petite fille que Gabriel Fouquet voudrait récupérer dans son pensionnat, qui est infiniment plus complexe et infiniment plus triste.
Cependant, on ne fera pas la fine bouche : si cette élégante édition d’Un singe en hiver peut ramener des lecteurs vers Antoine, alors elle aura été d’utilité publique.
Antoine Blondin, Ma vie entre les lignes, La Table ronde, 2022.
Antoine Blondin, Un singe en hiver (éd. illustrée avec des images du film d’Henri Verneuil), La Table ronde, 2022.