L’antispécisme est un millénarisme. Et ce n’est pas un hasard s’il apparaît aujourd’hui…
« Si la souffrance de la gazelle importe, il y a un problème de solidarité avec la gazelle. Le lion va, au cours de sa vie, tuer des centaines de gazelles. Est-ce qu’il est juste de laisser le lion faire cela ? Soulever ce problème et répondre que : ‘Oui, on devrait dans l’idéal changer la nature (…) dans la mesure du possible’, c’est la seule réponse qui soit crédible et qui permette de montrer que nous prenons réellement au sérieux la question de la souffrance des animaux. » Ces propos sont de David Olivier, coauteur de La révolution antispéciste et cofondateur des Cahiers antispécistes. Dans la même vidéo, circulant sur les réseaux sociaux, il explique que l’on doit garder les chats à l’intérieur pour les empêcher de chasser, estimant qu’il faut mettre en balance les désirs du chat, et ceux des souris qui « ont une fin atroce entre les griffes du chat ».
L’extrême naïveté, la puérilité absolue de cette vision poussent évidemment à un haussement de sourcil ou d’épaules. Mais pour l’historien, il est assez fascinant de voir resurgir un utopisme aussi radical à une époque et dans des sociétés si différentes de celles qui virent jadis émerger ce genre de discours.
La faim des temps
En lisant ces lignes, le lecteur un peu instruit aura sans doute songé, sans nécessairement connaître la référence exacte, à Isaïe 65, 24 : « Le loup et l’agneau paîtront ensemble, Le lion, comme le bœuf, mangera de la paille, Et le serpent aura la poussière pour nourriture. Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte, Dit l’Eternel ». Ce texte biblique est un texte eschatologique, qui décrit la Jérusalem céleste. Ce genre de texte a toujours été interprété comme désignant exclusivement le monde d’après la fin du monde, le Royaume céleste ; par conséquent, tout en étant l’objet de l’espérance des croyants, les choses décrites représentaient également une liste de tout ce qui demeurerait jusqu’à la fin des temps, et qu’il était par conséquent illusoire d’espérer changer ici-bas.
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On peut penser que le caractère très répandu de ce type de croyance ne relève pas seulement d’une sorte de puérilité de l’esprit humain, qui se plairait à imaginer un monde sans aucun problème, mais aussi d’une sagesse traditionnelle dissuadant les membres de la société de gaspiller leur énergie, voire de mettre ladite société en péril, en poursuivant des chimères. Les exhortations du Christ sur le fait que les anges de Dieu se chargeront de séparer le bon grain de l’ivraie au Jugement dernier, mais que les hommes ne doivent pas chercher à faire eux-mêmes cette justice absolue, relèvent du même registre.
Le catharisme, l’antispécisme des origines
Or, on assiste précisément, avec ce discours végan et antispéciste radical, à une réémergence d’une forme de millénarisme, cette posture religieuse qui consiste à vouloir hâter la fin des temps, et amener dans notre monde terrestre le monde tel qu’il ne saurait être qu’après l’avènement du royaume divin, et ce au moyen de pratiques sacrificielles extrêmes, qui prennent généralement deux formes : l’ascèse extrême et/ou le massacre des « méchants ». On retrouve aujourd’hui dans l’antispécisme ces deux mamelles du millénarisme : il y a d’une part le régime végan toujours plus exigeant et d’autre part le terrorisme contre les fauteurs du mal qu’il s’agit d’éradiquer.
L’Eglise catholique a toujours condamné le millénarisme (canon 676 du Catéchisme), rangeant notamment sous cette catégorie le « messianisme sécularisé », le communisme au XXe siècle, mais avant cela de nombreuses occurrences historiques avaient pu être observées, des Taborites de Bohême aux Anabaptistes de Munster, toujours à l’origine de nombreux massacres. Mais il est intéressant de noter que l’une des occurrences qui évoquent le plus nos actuels antispécistes sont les fameux cathares du XIIIe siècle, dont la doctrine prônait un respect absolu de toute vie et par conséquent un régime alimentaire exclusivement végétarien – plus encore, certains pratiquaient l’endura, une privation totale de nourriture conduisant à une mort supposée bienheureuse. Par ailleurs, les cathares rejetaient la propriété privée, ce qui est bien souvent le cas de nos antispécistes et végans, souvent proches de l’extrême gauche quand il s’agit de politique. Plus encore, les cathares condamnaient la sexualité et bannissaient la procréation, ce que certains écologistes radicaux tiennent aujourd’hui pour un moyen de « sauver la planète ».
L’homme, un animal comme un autre
Nos antispécistes arrivent à aller plus loin que les cathares sur un point : en abaissant l’homme au niveau des autres animaux – ou en hissant les autres animaux à l’égal de l’homme, comme on voudra. C’est que dans une société déchristianisée, l’idée de Dieu, et d’un homme fait à son image et donc distinct des autres êtres vivants, s’efface naturellement. En écoutant les prêches antispécistes, on pense au curé d’Ars : « Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre : on y adorera les bêtes ».
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Aujourd’hui comme hier, ces chimères sont souvent dangereuses pour la santé, pour certains de leurs membres, et pour tous les autres, auxquels ils auraient la tentation d’imposer leur vision par la violence. On peut par ailleurs penser que, si leur excentricité et leur activisme attirent l’attention des journalistes, leurs idées n’iront jamais très au-delà d’une proportion infime de la population, comme du temps des cathares d’ailleurs : ce genre de vie et d’idées radicales, utopistes, ne sont jamais faites que pour une très petite quantité d’exaltés.
Une (dangereuse) réponse aux excès de notre époque
Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ne faut pas prendre cette éruption antispéciste au sérieux, comme symptôme d’un mal frappant nos sociétés. Repensons aux cathares : ce n’est pas un hasard si ce courant radicalement antimatérialiste s’est manifesté à l’époque de ce qu’on appelle la théocratie pontificale, l’apogée du pouvoir de l’institution ecclésiastique en Europe médiévale, où le clergé était très riche et sa direction encombrée de préoccupations politiques et matérielles. Aujourd’hui, la poussée antispéciste est sans nul doute à mettre en lien avec l’extrême industrialisation de l’élevage animal, et avec une exploitation du vivant qui, pour n’être pas illégitime, est souvent faite dans des conditions indignes.
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Aussi bien se souviendra-t-on que, outre le catharisme, le XIIIe siècle vit également apparaître les ordres mendiants, et notamment celui de saint François d’Assises, qui prôna tout à la fois une pauvreté toute christique et une amitié pour toutes les bêtes, frères et sœurs dans la Création ; c’est sur la base de cet héritage que tous les papes depuis plus d’un siècle ont encouragé la protection et le respect des animaux.
Une réponse équivalente aux questions qui suscitent les crispations antispécistes reste peut-être à inventer.
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