L’Europe post-libérale et son problème juif


L’Europe post-libérale et son problème juif

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Traduit de l’anglais par Gisèle Abazon

De puissants courants idéologiques sont à l’œuvre en Europe, et les juifs vivent une situation de plus en plus précaire sur ce Vieux Continent où ils ne se sentent plus chez eux. On peut distinguer trois phénomènes à l’origine de leur sentiment d’insécurité : l’échec de l’intégration des musulmans, la résurgence de l’antisémitisme de droite et les mutations du libéralisme politique européen. Baignant dans le relativisme culturel, les pays européens rejettent aujourd’hui les particularismes nationaux, n’exigent plus des nouveaux arrivants qu’ils adoptent les normes et valeurs culturelles de la majorité et créent ainsi un climat favorable au terrorisme islamiste. Ayant adopté une culture « post-identitaire », l’Europe devient de plus en plus hostile à l’idée même d’un État juif. Cette situation place les juifs face à un dilemme profond : préserver leur attachement à Israël ou rejoindre le chœur de la critique européenne au détriment de leur propre identité.

À certains égards, ce dilemme n’est certes pas nouveau. Déjà, à la fin du xviiie siècle, au moment de l’émancipation civile du judaïsme d’Europe occidentale, lorsque les ghettos disparurent, les juifs affrontaient un choix similaire : vivre entre soi, en s’impliquant moins dans la vie de la cité, se convertir au christianisme et se fondre dans la majorité, ou encore renoncer à leur identité de peuple et cantonner leur pratique religieuse à la sphère privée, selon le principe formulé par Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus. »

Beaucoup de juifs ont choisi cette dernière option. En respectant scrupuleusement les conditions de ce pacte, ils se sont acclimatés à la nouvelle réalité. Quel que soit leur degré de croyance ou de pratique religieuse, ils sont restés des citoyens dévoués à leurs nations respectives, y compris dans les moments de tension.[access capability= »lire_inedits »]

Au fil du temps, la plupart des juifs européens ont fermement défendu l’idéal libéral qui chevillait une Europe ayant placé les droits de l’homme au cœur de sa vision du progrès. Ce n’est qu’avec la montée en puissance du fascisme et du totalitarisme que ce monde libéral s’est effondré comme un château de cartes.

La Seconde Guerre mondiale et la Shoah ont changé à jamais le destin de la communauté juive mondiale. Le sionisme, auparavant rejeté par une grande partie de l’intelligentsia juive, a été perçu comme la seule réponse aux défis redoutables de l’histoire. Nombre de rescapés du génocide ont émigré vers l’État juif nouvellement créé. Israël devint une part essentielle de l’identité des juifs qui choisirent de rester en diaspora.

Après un traumatisme comme la perte brutale de toute sa famille et du seul monde que l’on ait jamais connu, il est normal de chercher la preuve que des millénaires de prières n’ont pas été peine perdue ; qu’il existe encore un fil qui relie le passé à l’espoir d’un avenir ; qu’il n’est ni futile ni fou de continuer à rêver la possibilité d’un monde meilleur. Israël est devenu cette preuve.

Tout comme le monde juif, l’Europe libérale a été profondément ébranlée par l’horreur de la Shoah. Après des siècles de conflits religieux et nationaux, aboutissant à deux terribles guerres mondiales, les Européens libéraux ont décidé de rejeter leurs identités nationales pour éloigner les sombres spectres du passé. Ils ont donc entrepris de remplacer l’idéal moderne de l’État-nation par un post-nationalisme ayant pour horizon une société mondialisée, et par un postmodernisme qui considère toutes les cultures et traditions comme moralement équivalentes.

Or, et c’est le plus frappant, l’Europe multiculturelle qui est l’aboutissement de cette conception post-nationale est aussi à bien des égards une Europe post-libérale. En démocratie libérale, on est appelé à respecter l’identité de ses concitoyens, et celle des populations minoritaires du pays, autant que sa propre identité. Dans la démocratie post-libérale, on n’est pas encouragé à aimer sa propre identité – de fortes identités nationales amènent les guerres, et la guerre, c’est le mal absolu. Dans une société libérale, les droits individuels sont une valeur suprême, pour laquelle on est prêt à lutter, voire à mourir. Mais dans l’Europe multiculturelle, toutes les cultures devant être tenues pour égales, il est interdit de considérer qu’une culture qui respecte les droits individuels est supérieure aux identités illibérales. Bref, l’Europe post-libérale pourrait adopter comme devise les paroles de John Lennon : « Imagine qu’il n’existe pas de pays… Aucune raison de tuer ou mourir, et pas de religion non plus. »

Où se situe Israël, l’État juif et démocratique, par rapport à cette conception du monde ? Israël a vu le jour au moment où l’idée de l’État-nation n’était plus au goût du jour en Europe. Si, après la Shoah, aucun libéral au monde ne pouvait s’opposer à l’idée d’un État juif, les Européens post-libéraux d’aujourd’hui voient de plus en plus Israël comme le dernier vestige de leurs errements passés, colonialistes et nationalistes. Alors que l’Europe commençait à rejeter les aspirations identitaires, l’on vit la création d’un État ancré sans vergogne dans une identité ethno-religieuse après deux mille ans d’exil. Alors que l’Europe arrivait à la conclusion que le contrôle du territoire souverain était sans importance, Israël revendiquait sa souveraineté territoriale en se fondant à la fois sur les textes sacrés du judaïsme et sur le droit. Alors que l’Europe décidait que la guerre était le plus grand des maux, Israël était – et est toujours – prêt à lutter, par les armes au besoin, pour garantir son existence nationale.

Cela explique au moins en partie pourquoi, en dépit des innombrables dangers, l’Europe tient Israël pour l’une des plus grandes menaces à la stabilité mondiale. L’intégration des juifs avait été l’un des piliers de la conception européenne du progrès. En insistant pour obtenir leur propre État national, les juifs ont choisi le mauvais côté de l’histoire. Même si Israël arrivait à démontrer qu’il fait tout ce qui est en son pouvoir pour parvenir à la paix et minimiser le nombre de victimes civiles palestiniennes au combat, cela ne satisferait pas ceux qui considèrent son existence même comme problématique.

Tout cela, je l’ai compris il y a douze ans, pendant la deuxième Intifada, en discutant avec un groupe d’intellectuels français. « L’expérience sioniste a échoué, me disait-on avec sollicitude. L’Orient est l’Orient et l’Occident est l’Occident. Qu’est-ce que les juifs ont à faire au Moyen-Orient ? En fin de compte, Israël cessera d’exister et les juifs devront revenir en Europe d’où ils viennent. » Autrement dit, les juifs sont autorisés à conserver leur identité juive tant que son maintien ne sème pas le trouble. Pour les Européens post-libéraux aujourd’hui, aucun idéal ne peut justifier de se battre. Qu’est-ce que les « colonialistes » juifs ont à faire au Moyen-Orient ? Combien d’enfants palestiniens et israéliens seront tués pour maintenir en vie ce projet nationaliste ?

Chaque fois qu’Israël est obligé de se défendre, cela amène non seulement à remettre en question sa légitimité, mais aussi à accroître la pression sur ses partisans. Et la pression fonctionne. Considérons un exemple récent, le cas largement rapporté de Henk Zanoli, un Néerlandais qui avait reçu une médaille du gouvernement d’Israël pour avoir courageusement sauvé un garçon juif durant la Shoah. Cet été, pendant la guerre de légitime défense d’Israël dans la bande de Gaza, Zanoli a décidé de rendre sa médaille. Son désaveu est frappant. Initialement, écrivit-il, il avait soutenu l’idée d’un foyer national juif, mais il en est venu à croire que le sionisme contenait « un élément raciste dans l’aspiration à construire un État exclusivement pour les juifs ». En effet, a-t-il ajouté, « le seul moyen de sortir du bourbier dans lequel le peuple juif d’Israël s’est enfoncé serait de renoncer totalement au caractère juif d’Israël ». À ce moment-là, il envisagerait de reprendre sa médaille.

Si l’idée même d’un État-nation juif peut provoquer cette répulsion chez un non-juif compatissant, cela peut inciter les juifs, aussi, à se distancier publiquement de l’État juif. Ces critiques juifs soulignent souvent que leur problème n’est pas tant l’existence d’Israël en tant que tel, mais plutôt les politiques du gouvernement israélien : son traitement des Palestiniens, ses méthodes de guerre, et ainsi de suite. À ceux-là, je répondrai que tant que nos ennemis continueront à chercher notre destruction, quelle que soit la composition du gouvernement israélien il n’aura pas d’autre choix que de défendre ses citoyens militairement. Et tant que nos ennemis, dans leur culte avoué de la mort, déploieront leurs propres populations comme boucliers humains, on verra des photos de victimes civiles diffusées dans les médias internationaux. Quel que soit le parti israélien au pouvoir et quelles que soient ses politiques spécifiques, les juifs resteront acculés à choisir entre leur engagement envers le sionisme et leur fidélité à l’Europe post-libérale.

Pourquoi donc les juifs d’Europe, ou n’importe qui d’autre, s’accrocheraient-ils fermement à leur identité face aux pressions qu’ils subissent pour l’abandonner ? Parce que l’identité, juive ou autre, donne un sens et un but à la vie, par-delà son simple aspect matériel. Elle répond à un besoin humain de base qui consiste à vouloir faire partie d’un ensemble plus grand que soi-même, d’une communauté intergénérationnelle qui partage un ensemble de valeurs et des aspirations collectives.

Bien sûr, il y a un autre désir humain fondamental : celui d’être libre, de penser par soi-même et de choisir sa propre voie. Mais ces deux aspirations – appartenance et liberté – peuvent se renforcer mutuellement plutôt que de s’opposer l’une à l’autre. La liberté offre la possibilité de cultiver pleinement son identité ; mais la liberté doit être défendue, et c’est l’identité qui donne la force d’accomplir cette tâche. C’est une erreur dangereuse de sacrifier la liberté au nom de l’identité, mais, réciproquement, c’est une erreur non moins désastreuse que de se délester de l’identité au nom de la liberté, comme l’ont fait les Européens de notre temps.

Dans l’Europe libérale du passé, l’on pouvait être citoyen dans la rue et juif pratiquant à la maison, dans l’Europe post-libérale d’aujourd’hui, il est extrêmement difficile de rester européen convaincu dans la rue et juif fier de l’être et relié à Israël à la maison.

Cependant, la vraie question n’est pas l’avenir des juifs, mais l’avenir de l’Europe. En tentant de se libérer de son histoire et de ses institutions traditionnelles, l’Europe est devenue décadente et vulnérable. Maintenant que le fondamentalisme islamique a pénétré ses sociétés tolérantes et multiculturelles, la question est de savoir si une société qui a fui sa propre identité pour profiter de sa liberté peut encore trouver la volonté de se battre, avant de perdre les deux.

Ayant toujours puisé dans la grande tradition libérale européenne la force de lutter contre l’oppression, je ne peux qu’espérer que les nations démocratiques d’Europe sauront se battre pour leur liberté. Mais ma tâche en tant que citoyen israélien est plus simple. Je dois m’assurer que tous les juifs dans le monde qui se sentent sans abri seront en mesure de trouver un foyer ici, sur ce petit îlot de liberté au cœur d’un grand océan de tyrannie, dans cette petite oasis d’identité dans un désert d’anomie post-identitaire. À ces juifs, je dis : bienvenue dans l’État juif et démocratique.[/access]

*Photo : Matthieu Alexandre/AP/SIPA. AP21676854_000250. 

Janvier 2015 #20

Article extrait du Magazine Causeur



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, militant des droits de l’homme, a passé neuf ans dans une prison soviétique. Il est l’auteur des ouvrages Le Cas de la démocratie : la force de la liberté pour vaincre la tyrannie et la terreur (2004) et Défendre l’identité : son rôle indispensable dans la protection de la démocratie (2008). Il est le président de l’Agence juive pour Israël.

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