Pour l’historien Gérard Noiriel, Éric Zemmour est un descendant d’Édouard Drumont. Associer le pamphlétaire antisémite de La France juive et l’auteur assimilationniste du Destin français est parfaitement absurde. Mais permet d’occulter l’échec de l’intégration.
Il ne s’agit pas ici de cautionner ou de condamner l’œuvre d’Éric Zemmour avec lequel j’avais noté personnellement nombre de désaccords, en particulier sur sa vision globale de l’histoire de France, sur ses considérations relatives aux femmes en politique, à Victor Hugo ou au maréchal Pétain promu quasi-protecteur des juifs en France. Ce qui m’intéresse ici, c’est la méthode employée par Gérard Noiriel contre le journaliste, parce que derrière l’apparence anodine d’une « leçon de méthode » à l’attention des profanes, c’est bien de faire taire un homme dont il s’agit.
Les divergences sont si considérables entre les époques qui séparent Drumont de Zemmour (1886/2019) qu’on est frappé de l’acharnement mis par Gérard Noiriel à plaquer une biographie sur l’autre. Quand il écrit que Drumont s’acharne sur « le Juif » et, à travers lui, sur la classe dominante, il a sans doute raison. Mais qui peut dire que Zemmour « s’acharnerait » sur « les musulmans » (sic) parce qu’il les verrait comme la classe dominante en France ?
L’obsession assimilationniste chez Zemmour n’a pas son pareil chez Drumont. Si ce dernier, ainsi que le rapporte Noiriel, s’offusque de ce que les juifs donnent des prénoms hébraïques et non français à leurs enfants, l’argument relève chez le polémiste professionnel qu’est Drumont de la rhétorique. En effet, comment ne pas souligner l’angoisse viscérale que suscite chez l’auteur de La France Juive l’Alliance israélite universelle partisane de l’intégration ? « Tout Juif qu’on voit, écrit-il, tout Juif avéré est relativement peu dangereux […]. Le Juif dangereux, c’est le Juif vague [tooltips content= »Souligné par moi. »]1[/tooltips]. » » C’est dire combien les ressorts de la paranoïa antijuive diffèrent du discours sur « l’islamisation de la France », quoiqu’on pense par ailleurs de celle-ci.
De quelle réalité démographique parle Noiriel ? Il n’en est jamais question, alors que ces données auraient dû sous-tendre tout raisonnement sur les similitudes de discours : on comptait environ 80 000 juifs dans la France de l’affaire Dreyfus.
Sa pratique constante de l’amalgame est de nature idéologique. Intellectuellement, elle est puérile. Quand il trace un signe d’égalité entre antisémitisme et « islamophobie », sans même interroger cette dernière notion issue des milieux coloniaux français du début du XXe siècle, et récupérée ensuite par les milieux islamistes pour interdire toute critique de l’islam, alors que l’antisémitisme est la haine d’un groupe humain. Quand il fait des musulmans d’aujourd’hui les juifs d’hier, qu’il amalgame Finkielkraut et Zemmour (p. 155) et fait de Bernanos (p. 223) « le chaînon manquant Drumont/Zemmour » en citant dix lignes, hors contexte, de l’auteur des Grands Cimetières sous la lune, comme s’il cherchait à jeter l’anathème sur une œuvre considérable.
Le présent est, par définition, ce qui n’a pas été vécu. De là notre surprise de voir un historien plaquer la fin du XIXe siècle sur le début du XXIe. Comme si, à rebours de toute réflexion sur la durée qui défait et reconfigure (Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), il nous assurait qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil » et que, de Drumont à Zemmour, les mêmes mécanismes se répètent.
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Car, hélas, l’ossature du livre de Gérard Noiriel est la reprise d’un lieu commun de la doxa : dans notre pays, aujourd’hui, les musulmans vivraient peu ou prou la condition difficile des juifs de France au cours des années 1930. Ce faisant, Noiriel prolonge le sophisme dénoncé jadis par Leo Strauss : la reductio ad hitlerum. Avec lui, la reductio ad drumontum diabolise pour exclure et faire taire. Il s’agit de rabattre Drumont sur Zemmour pour démontrer que le discours du journaliste est gros des catastrophes générées hier par le discours de Drumont.
Noiriel évoque l’islam puisque c’est, assure-t-il, l’obsession du journaliste du Figaro. Mais dans les 240 pages de son livre, on ne trouvera pas une once de réflexion sur la géopolitique de l’islam, sur la réalité de l’immigration des quarante dernières années, sur le séparatisme qui affecte certains quartiers gagnés par les salafistes comme, a contrario, sur la furieuse volonté d’intégration des juifs de France à la fin du xixe siècle, des Dreyfus aux Camondo pour ne citer qu’eux. On ne trouvera pas un mot sur la forte minorité de Français musulmans pour lesquels la charia est supérieure aux lois de la République [tooltips content= »Rapport d’Hakim El Karoui, Institut Montaigne, 2016. »]2[/tooltips], pas un mot sur les refus, ici et là, de la mixité, sur les difficultés liées au sport scolaire comme sur la contestation de certains enseignements. Tout est oublié. Les attentats de 2015-2016 ne sont même pas mentionnés.
La peur d’un enracinement de l’islam intégriste en France relève donc du fantasme d’un journaliste héritier de Drumont, transposant la paranoïa de l’ancêtre dans la France d’aujourd’hui. Tout comme sa « vision catastrophiste des banlieues », Noiriel semblant tout ignorer de la réalité de son pays et paraissant même n’avoir jamais lu ni Christophe Guilluy, ni Jean-Pierre Le Goff, ni Louis Chauvel, ni Pierre Vermeren, ni Gilles Kepel ni Jérôme Fourquet et son Archipel français. Le 16 septembre 2019, c’est le président Emmanuel Macron qui déclare : « Aujourd’hui, nous ne pouvons être aveugles, nos compatriotes le voient et le ressentent. Le problème, ce ne sont pas les religions, c’est le communautarisme. Et le communautarisme le plus visible est celui lié à l’islam. » Dira-t-on de Macron qu’il fait une fixation sur l’islam, nourrissant au passage une « islamophobie » latente dans la société française, liée à un passif colonial jamais entièrement apuré ?
Le souci militant amène Noiriel sur un terrain qu’il ignore apparemment, celui de la justice en actes. Le journaliste « polémiste » rechercherait le procès explique-t-il, car « chaque épisode entretient la réputation du pamphlétaire » (p. 183). L’auteur ignore probablement la violence psychique et émotionnelle que représente un procès dans la vie d’un individu même relaxé à plusieurs reprises. Ici, l’historien aurait dû faire montre d’un peu plus de retenue.
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Enfin, extraire une phrase de son contexte dans un récit plus large, revient de facto à essentialiser son locuteur en « raciste », comme lorsque au cours de mon audience d’appel (mars 2018), à partir de mots sortis de leur contexte, un avocat adverse me prêta une pensée « pré-génocidaire » (sic). Que cherchaient ceux qui ont voulu faire un émule de Drumont (ce fut aussi mon sort en première instance), quand ce n’est pas un disciple masqué d’Himmler, d’un homme ayant dirigé vingt-cinq ans durant la Revue d’histoire de la Shoah et consacré, entre autres, deux numéros au génocide des Arméniens, un numéro au génocide des Tutsis du Rwanda, un autre également aux violences coloniales avant la Shoah ? Sur quelle vertu se fondent ces professeurs de morale, drapés dans les oripeaux de la « vigilance antifasciste », pour infliger à un universitaire ou à un journaliste une humiliation publique érigée en devoir civique ?
On a donné un pouvoir immense à des gens qui pensent porter la voix des victimes des crimes commis au nom d’une idéologie raciste ou en lien avec elle : esclavage, génocide juif, colonisation. Nourris de cette conviction, leurs adversaires ont du mal à récuser les arguties qui font de vous un « infréquentable », dont la place n’est plus parmi la « communauté des gens corrects ».
Un historien dévoie la fonction de l’intellectuel lorsqu’il parle de « délinquance de la pensée [tooltips content= »« Éric Zemmour légitime une forme de délinquance de la pensée », p. 219. »]3[/tooltips] », des mots qui sonnent comme un appel à l’excommunication de la vie civique – et repris en titre d’un entretien avec Noiriel dans Le Monde. Dans la France de Noiriel, qui exerce la police de la pensée juste ? Car si pensée délinquante il y a, il doit nécessairement y avoir police de la pensée destinée à épurer du champ social un certain nombre de mots ou de paroles jugés contraires à la doxa du moment. Derrière cette notion de « pensée délinquante », c’est toute une vision du monde qui s’exprime, pétrie d’un tropisme religieux qui vise à la séparation sans cesse renouvelée du « pur » et de l’« impur ».
La « pensée délinquante » fait étrangement écho à la « mauvaise pensée », cette formule jadis utilisée par les prêtres dans l’intimité du confessionnal.
Il ne s’agit pas de défendre Éric Zemmour. Mais faire de lui un nouveau Drumont et définir ses écrits comme une « pensée délinquante », c’est un appel implicite non plus à démonter ses thèses dans le cadre d’un débat, mais à l’évincer du champ social : qu’il ne passe plus à la télévision, que ses livres cessent d’être édités par une « grande maison », etc. Bref qu’il disparaisse du paysage. Dès l’instant où on use de la comparaison avec Drumont – dont l’Institut d’étude des questions juives qui alla fleurir la tombe du polémiste au Père-Lachaise en 1944 pour le centenaire de sa naissance –, le lien se fait aisément avec le génocide juif. Si on pense qu’un nouveau Drumont officie sur les plateaux de télévision et les radios, qui prépare les esprits à un futur génocide, non pas des juifs mais des musulmans, alors la responsabilité morale de ceux qui lui donnent la parole est écrasante. Mais est-ce à l’État, par le biais de l’institution judiciaire, de décréter ce qu’est une pensée « correcte » ?
Noiriel use régulièrement des formules « ma communauté professionnelle », « nous autres les universitaires », etc. D’aucuns ne manqueront pas d’y voir un réflexe corporatiste. Pour autant, était-il nécessaire à celui qui excipe sans fin de sa qualité d’historien de multiplier les bassesses ? Pourquoi mentionner dès la troisième ligne de la première page qu’au moment où il écrivait son premier ouvrage, « Éric Zemmour était en train d’échouer au concours de l’ENA » ? Pourquoi multiplier les formules sur son supposé « venin distillé » (ou « craché »), pourquoi le désigner (p. 63) comme « l’écrivain raté qu’il avait été jusque-là » ?
Enfin, fallait-il assimiler un antisémite, élu député d’Alger en 1898 sur la base d’un programme antijuif, à un juif d’Algérie descendant de ceux qui en avaient été les premières victimes ? Zemmour, nouveau Drumont peut avoir valeur de symbole : un pur produit du décret Crémieux (dont il se revendique qui plus est), bête noire de Drumont et de son disciple algérois Max Régis (un temps maire d’Alger), endosserait les habits de celui-là même qui s’opposa à l’entrée dans la nation française de ses ancêtres. Il y aurait là matière à réflexion sur ce que le journaliste Olivier Geay appelait récemment la « question séfarade» [tooltips content= »In Autopsie d’un déni d’antisémitisme, L’Artilleur, 2017, p. 115-140. »]4[/tooltips] ».
Pour comprendre Éric Zemmour, il manque à Gérard Noiriel la capacité d’entendre la complexité de la condition juive. Or, en dépit de la « désidentification » qu’il prône à raison, l’historien ne parvient pas à sortir de lui-même. S’il avait su entendre la dimension aliénée de la condition diasporique, peut-être eût-il pu saisir avec plus de profondeur, tout en la réprouvant, la démarche du journaliste.
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