Les fantômes de Sarre-Union


Les fantômes de Sarre-Union
antisemitisme sarre union alsace
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Un antisémitisme ne chasse pas l’autre, il le réveille. Ainsi, un mois après les tueries de Paris, à Sarre-Union, ce sont des rejetons d’Alsaciens tout à fait convenables, dont deux fils d’enseignants, qui se sont livrés à une bacchanale macabre, agrémentée de saluts nazis et de vociférations antisémites, dans le cimetière juif de la ville. Alors, on s’interroge. Pourquoi ces adolescents bien sous tous rapports ont-ils choisi ce mode d’évacuation de leur trop plein de testostérone nouvelle et d’agressivité pubertaire en s’en prenant à des juifs morts depuis longtemps ? Il semble qu’à Sarre-Union, et dans d’autres localités semi-rurales d’Alsace, la profanation des cimetières juifs, témoins d’une époque révolue, soit devenue une forme habituelle de manifestation de mauvaise humeur. Au cours des dix dernières années, ce cimetière a été profané trois fois, ces exactions ayant été attribuées à des groupuscules néonazis, que l’on disait venus de l’Allemagne voisine. Leurs auteurs ont, dans la majorité des cas, échappé à la police et à la justice.

Sarre-Union est situé au cœur de « l’Alsace bossue », excroissance du Bas-Rhin au nord-ouest de Strasbourg, dans les collines séparant les Vosges du Nord du Palatinat allemand. Dans cette région, majoritairement de tradition protestante, la présence juive, attestée depuis le Moyen Âge, était incarnée par une communauté d’artisans, de commerçants, d’agriculteurs insérés dans le tissu économique local, mais vivant dans un quartier séparé. L’annexion de l’Alsace à la France en 1789 leur ouvrit le bénéfice de l’émancipation révolutionnaire, et les juifs de Sarre-Union, libérés de l’arbitraire des potentats locaux, devinrent des citoyens à part entière. Le premier exode des juifs d’Alsace eut lieu à la suite de la défaite de 1870, lorsqu’une partie d’entre eux émigra au-delà des Vosges. En 1939, un nouvel exode, provoqué par le déclenchement de la guerre franco-allemande, fut organisé par les autorités françaises craignant que les quelque 30 000 juifs d’Alsace-Lorraine soient les victimes de la politique raciale de Hitler en cas de repli des forces armées. Après la défaite de 1940, le gauleiter de Strasbourg, Robert Wagner, ordonna l’expulsion vers la zone non occupée de la France des quelques milliers de juifs alsaciens-lorrains demeurés sur place, leurs biens, et ceux des juifs absents étant confisqués.[access capability= »lire_inedits »] À cette époque, Hitler et les nazis menaient une politique antijuive fondée sur l’expulsion des juifs du territoire du Reich et leur dépossession de leurs biens, avant de passer à la « solution finale », en 1942. Il ne manqua pas d’Alsaciens pour s’emparer de ces biens vacants, ce qui allait causer quelques problèmes après la défaite du Reich.

Dans cette Alsace bossue qui se rappelle aujourd’hui à notre attention, moins francisée que les grandes villes comme Strasbourg et Mulhouse, fief des mouvements autonomistes entre les deux guerres, la proportion de la population sensible aux sirènes nazies n’était pas négligeable, comme le relèvent des historiens du terroir. Les « malgré-nous », comme on désigne ces soldats d’Alsace-Lorraine enrôlés « de force » dans la Wehrmacht, comptaient parmi eux un nombre non négligeable de nazis bon teint. À la Libération, on préféra ne pas trop faire dans le détail, et l’ensemble de la population alsacienne et lorraine fut considérée comme victime du nazisme[1. L’épuration dans les départements d’Alsace-Moselle ne se différencia pas, dans son ampleur, de celle pratiquée sur le reste du territoire français.]. Comme les hauts responsables de l’administration du Reich dans la province n’étaient pas des Alsaciens de souche, mais des Allemands, leur procès et leur châtiment permirent opportunément d’occulter l’adhésion au nazisme de larges secteurs de la population, en particulier dans l’Alsace bossue. L’exode massif de 1939-1940 mit un terme définitif à l’existence des communautés juives de l’Alsace et de la Lorraine rurales. Ceux de leurs membres qui avaient survécu à la Shoah s’installèrent définitivement dans les localités de la « France de l’intérieur » où ils avaient trouvé refuge. Les habitants des grandes villes furent plus nombreux à revenir, et la récupération de leurs biens spoliés fut quelquefois pénible et laborieuse. Au bout du compte, c’est la République fédérale d’Allemagne qui indemnisa les victimes juives alsaciennes dans le cadre de la Claims Conference, instituée en 1951 par la RFA, Israël et le Congrès juif mondial.

Ainsi, à Sarre-Union et alentour, ceux qui avaient acquis à vil prix les biens des juifs pourchassés purent tranquillement, et en toute bonne conscience, continuer à en jouir, sans craindre d’en être chassés par des propriétaires légitimes, partis vers des cieux plus cléments. Cette histoire enfouie ne pouvait manquer de ressurgir : faute d’avoir été désigné en tant que tel, l’antisémitisme séculaire d’une partie de la population alsacienne et lorraine pouvait continuer à faire son bonhomme de chemin dans les esprits, de génération en génération. L’Alsace bossue fut une des premières terres à voir progresser fortement le vote Front national, à l’époque où Jean-Marie Le Pen considérait la Shoah comme un détail de l’Histoire. La mauvaise conscience, entretenue par ces 400 tombes juives laissées à l’abandon, obscurcit sans doute l’entendement : il faut faire disparaître toute trace de ces fantômes juifs qui nous hantent ! Les auteurs de cette profanation ont beau n’être, comme on le répète, que des adolescents dévoyés, ils ne viennent pas de nulle part…[/access]

*Photo : ZIHNIOGLU KAMIL/SIPA. 00705190_000004.

Mars 2015 #22

Article extrait du Magazine Causeur



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