Le racisme est-il une opinion ? On s’est beaucoup agité cet automne, ce qui a participé au réveil de la bête monstrueuse ensommeillée. Mais les prescripteurs d’opinion ont tous glissé sur la même peau de banane.La véhémente dénonciation des uns est mal placée car trop convenue. La fausse naïveté des autres est aussi la énième reprise d’une pièce trop jouée.
En réalité, le théâtre médiatico-politique donne, de manière répétitive, la représentation d’une scène bien connue que notre imaginaire hérite du moyen âge tardif ou de la Renaissance : le fou du roi, ou le bouffon, qui peut dire au souverain ce qu’il veut, en présence de la cour et en toute impunité. Il se targue de proclamer ce que tous pensent tout bas mais que le protocole guindé et la bienséance leur interdisent de dire tout haut. Telle liberté réclame nécessairement rançon : le bouffon la paie par son apparence contrefaite et le ridicule de l’accoutrement dont on l’affuble ; ainsi on l’écoute, on relaie son propos en en faisant des gorges chaudes, mais il est trop repérable et par là même infréquentable. La simplicité naïve revendiquée cautionnée tacitement par le peuple : toute ressemblance avec un humoriste sévissant dans certain théâtre des quartiers nord de Paris et dont la scène s’étend maintenant au palais de justice où il est désormais abonné, serait fortuite.
En face, la gauche a aussi lu son texte, drapée dans la toge de la dignité morale moralisante. Et comme la droite n’a jamais pensé à embaucher des costumiers pour son vestiaire, elle a loué ce même smoking moral. Les arguments, toujours les mêmes, sont rebattus : «au XXIe siècle, on ne peut plus dire ça». Oui précisément, «on ne peut plus». «On ne peut plus» car au fond «on ne peut pas», on n’aurait jamais dû pouvoir le dire, mais sans doute pas pour les raisons qu’on imagine. En effet, l’inconvénient de ce scénario où chacun joue le rôle écrit pour lui, est de placer la réflexion sur le seul terrain moral. Se mettre d’emblée sur le terrain moral revient précisément à faire de ce sujet une matière d’opinion, une matière à options dans le cursus de la conscience à l’inaliénable liberté. Or le sujet n’est pas moral, il est —attention au gros mot — «dogmatique».
On souffrira, au moins le temps de ces lignes, de suivre la pensée d’un catholique sur ce sujet (ledit catho ne se prévalant d’aucune autre autorité que celle de sa raison). L’institution vénérable à laquelle il appartient passe pour lente et inerte : la polémique de la banane étant retombée, il est parfaitement temps pour lui de commencer à réfléchir.
La morale est une belle peau de banane, il faut vraiment être naïf pour y croire encore : l’injonction ne fait plus peur à personne, l’homme postmoderne, même citoyen, est trop jaloux de son autonomie pour supporter volontairement l’hétéronomie d’une morale lorsque cette dernière n’apparaît que comme l’opinion d’un autre. Une seule personne eut une réaction juste : Mme Taubira, qui garda le silence sur les attaques dont elle fit l’objet. «On ne discute pas avec une brouette, on la pousse». Il est dommage qu’elle ait rompu ce silence au bout d’une dizaine de jours, car en répondant personnellement, elle cautionna la teneur morale du débat.
Dire que le sujet est dogmatique, c’est dire qu’il ressortit à un acte de foi, avec les médiations de la raison qui soutient cette foi. L’objet de la foi est toujours Dieu, et sur ce sujet, la catégorie de la raison qui explicite cette foi est la création : Dieu créateur de l’univers, et plus spécifiquement ici de l’homme, qui seul revêt cette dignité d’être créé «à l’image et ressemblance» de son Créateur. Cet acte de foi indique au croyant que tous les hommes ont égale dignité devant Dieu, qui ne fait pas acception de personnes, mais qui considère chacun et tout le genre humain dans son unité. Ce qui nous différencie n’altère pas cette unité fondamentale de l’humanité qui est inscrite à la racine du projet créateur de Dieu. Ce fait n’est pas contingent, il ne dépend pas de l’homme, de son progrès, de son histoire, mais il nous précède, et nous détermine, et en ce sens la raison ne peut pas complètement l’atteindre. Nous avons la liberté de refuser Dieu, nous avons la liberté d’ignorer tel ou tel élément de la foi des chrétiens, l’amour de Dieu n’en demeure pas moins irréversible. Mais ce faisant, l’homme perd un fondement extrinsèque à cet appel à la fraternité et à l’égalité qu’il sent au fond de lui, et que signalent les protestations véhémentes à l’occasion d’une manifestation de racisme. L’homme sans Dieu n’a plus qu’une autoréférence humaine pour asseoir son propos. Et on retombe dans la morale, dans l’opinion : si nous sommes tous égaux, la mienne vaut comme la tienne… mais c’est oublier de qui nous tenons cette égalité.
«Et Dieu se fit petit enfant» : Noël souligne et révèle cette dignité de l’homme, qui apprend qu’il est tellement à l’image et ressemblance de Dieu que, avant qu’il soit lui-même divinisé par Dieu, Dieu lui ouvre la voie en s’humanisant. Les chrétiens l’ont de tout temps bien compris, qui n’ont jamais hésité à donner à Jésus les traits de leurs contemporains : à côté des nativité en clair-obscur de Georges de la Tour, il y a des scènes de crèche chinoise, africaine, andine, généralement plus intéressantes que l’imagerie sulpicienne.
«Le dogme contre la morale» : dit comme ça, le slogan a l’air iconoclaste, mais il touche, je crois, à cette question du racisme. On peut par contre se demander quel fondement extrinsèque on pourrait trouver si on ne prend pas un élément de la Révélation. Toute pétition de principe anthropologique prenant pour objet l’homme seul, tout «acte de foi en l’homme» me semble dangereusement grevé et ne pouvoir servir que de palliatif temporaire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le racisme surgisse là où la «nation» a été abandonnée, elle qui pouvait faire figure de «transcendance horizontale» non en ouvrant l’existence de l’homme à un au-delà divin mais en élargissant l’horizon relationnel et historique du citoyen à une entité symbolique.
Faut-il pour autant se taire ? Non bien sûr, il faut répondre. Mais la réponse, pour être juste, ne doit pas être personnelle. Elle doit être, au minimum, institutionnelle, et émaner de la justice. Mais comment justifier la justice et ce que la loi dit contre le racisme ? Finalement, les lois Toubon & cie ne sont que moments de l’histoire canonisés par la République, ils restent humains : encore une fois le risque de l’intrincécisme. Le mot «dogme» fait peur, et c’est bien dommage. La «loi naturelle», qui pourrait être utile ici puisqu’elle fait appel à ce que tout homme doit pouvoir constater en dehors d’une quelconque Révélation, a aussi mauvaise presse, et c’est aussi dommage. Ne reste donc que la morale, trop humaine, trop fragile… Il va pourtant bien falloir trouver quelque chose qui parle à tous, sinon, ce sera la même peau de banane pour tous !
*Photo ; REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00670385_000028.
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