En France, les antifas bénéficient d’un régime de faveur. Soutenus par la presse bien-pensante et couvés par les intellos nostalgiques de leurs années Mao, ces guérilleros luttent ouvertement contre l’autorité : l’État et sa police. S’appuyant autant sur la violence que sur la communication, ils livrent une guerre psychologique.
En France, pays centralisé à la gouvernance verticale et à l’esprit cartésien, on a du mal à comprendre les antifas, organisation anonyme, sans structure hiérarchique et sans manifeste politique explicite. Ces nouveaux révolutionnaires représentent une rupture par rapport au dirigisme robespierriste ou léniniste des extrémistes de gauche du passé. La France est néanmoins devenue une terre d’élection pour les antifas qui ont su marier les traditions anticapitalistes autochtones et des influences absorbées de l’étranger. Les origines de ces groupuscules se trouvent dans les bandes de « chasseurs de skinheads » des années 1980 et 1990. Plus structurés après 2000, ils importent des aspects de l’antifascisme allemand, notamment le logo antifa, combinant les drapeaux rouge et noir, et la tactique du black bloc. Ce terme désigne, non une organisation, mais un certain comportement dans les manifestations : port de vêtements noirs et de cagoules qui cachent l’identité des acteurs, manœuvres coordonnées qui maximisent l’efficacité d’actions violentes. Cette tactique a fait ses preuves au cours des protestations altermondialistes au sommet de l’OMC à Seattle en 1999, ainsi qu’au sommet du G8 à Gênes en 2001. Le premier groupe français à s’appeler antifa est l’Action antifasciste Paris-Banlieue (AFA P-B), créé entre 2007 et 2009. C’est à partir de la contestation de la loi Travail en 2016 que les groupuscules hexagonaux perfectionnent leur capacité à exploiter les grandes manifestations pour se mettre en avant et affronter les forces de l’ordre, notamment en se constituant en cortège de tête des défilés. À la différence des « casseurs », qui sont des opportunistes attirés par le pillage, les antifas dégradent les façades des entreprises et des banques en tant que symboles du capitalisme. À partir des 2017, les antifas américains apportent à leurs collègues français la doctrine wokiste et leur offrent l’exemple d’un réseau géographique à très grande échelle, d’une série de violences spectaculaires dirigées contre les institutions étatiques et de la campagne la plus développée pour couper le budget des forces de l’ordre. Derrière le désordre apparent des actions entreprises par les différents groupuscules antifas en France, il existe un projet commun. Plus inquiétant encore, ils ne sont pas marginalisés, mais font partie de tout un écosystème dédié à ce projet[1].
Une indiscipline disciplinée
Le principe d’organisation des antifas ne passe pas par l’adhésion formelle. Il n’y a pas d’encartés, mais des « bandes de potes » ou des groupements « affinitaires ». Les affinités en question sont suffisamment fortes pour inspirer une loyauté et une compréhension mutuelles hors du commun. Un site antifa, La Horde, affiche une liste de 62 groupes implantés dans les villes principales de France. Le nombre des militants semble en progression constante : de 1 500 en 2019, il passe à 2 500 en 2021. Pour certains événements, leurs rangs peuvent être gonflés par des renforts venus de l’étranger. Les antifas sont plutôt jeunes : la moyenne d’âge serait de 29 ans. Pour la plupart, ils sont blancs et 75 % sont des hommes. Ils recrutent parmi les lycéens et les étudiants, mais ne seraient pas tous des « fils de bourge ».
A lire aussi, Elisabeth Lévy: La peste rouge
Cette structure informelle reflète un changement radical par rapport à leurs ancêtres des années 1970-1990 qui s’organisaient de manière militaire pour réaliser assassinats et enlèvements, braquages de banques et attentats à la bombe. Ce changement a été codifié en France par la revue anonyme Tiqqun, dont deux numéros ont été publiés en 1999 et 2001. Un texte, dont un des auteurs serait Julien Coupat, le suspect principal dans l’affaire dite de Tarnac, préconise de remplacer la guerre contre le pouvoir actuel par « une guérilla diffuse ». Citant l’exemple des black blocs de Gênes, il recommande de confondre les autorités, toujours à la recherche de la main d’une seule organisation centralisée derrière un petit nombre d’actions criminelles de haute intensité, en les confrontant à « une multiplicité de foyers comme autant de failles dans la totalité capitaliste ». Le même auteur serait derrière le livre L’insurrection qui vient, publié par un « Comité invisible » en 2007, qui précise : « Les Organisations sont un obstacle au fait de s’organiser. » Entre les deux textes, l’arrivée des plateformes en ligne a donné aux nouveaux réseaux ultra-gauchistes une efficacité inédite avec deux avantages à la clé. D’abord, ils paraissent comme une hydre à cent têtes : inutile de dissoudre un groupe, un autre le remplacera. Ensuite, il y a la force d’une entente tacite. Andy Ngo, le spécialiste américain des antifas, m’a expliqué que, en 2022, après la décision de la Cour suprême renversant Roe v. Wade, les antifas ont lancé une vague de terreur à travers les États-Unis, ciblant les organisations opposées à l’avortement, dont les bâtiments ont été incendiés, vandalisés ou tagués avec des menaces. Pour ce faire, il a suffi que les réseaux publient leurs noms et adresses sans autre consigne. Gilles Kepel a forgé le concept de « djihadisme d’atmosphère » : on pourrait parler ici d’« antifascisme d’atmosphère ». Pendant la période des protestations contre la loi sur les retraites, les antifas ont relayé sur leurs comptes Twitter des « flyers » au format identique annonçant des rendez-vous à tel endroit, à telle date. Par exemple, Antifa Lyon a annoncé : « RDV 13 avril 13h30 place Lyautey ». Bilan : 400 individus particulièrement violents dans le cortège des manifestants, cinq interpellations, trois manifestants et 12 policiers blessés. Les mêmes réseaux partagent des appels à témoins contre la police et des appels à dons pour payer les frais d’avocat des antifas arrêtés. En mars, une revue communiste, Contretemps, a déploré l’absence de coordination dans les efforts pour contrecarrer la loi sur les retraites. Normal : les antifas ont un tout autre objectif.
Stop the cops !
L’idéologie qui inspire ces réseaux est nébuleuse. Ils sont pour l’immigration, l’écologie, la Palestine, et contre le capitalisme, le racisme, l’islamophobie et le sexisme. S’ils combattent le fascisme, ce n’est pas seulement celui de l’extrême droite, car toute la société actuelle est fasciste à leurs yeux. Plus concrètement, les antifas entretiennent un culte de la violence maîtrisée et ciblée. Ils justifient ce culte par la nécessité de répondre à trois formes de violence préexistantes : celle de l’extrême droite, celle de la police et celle – dite « sociale » – inhérente à tout le système capitaliste. Se battre contre leurs homologues néonazis permet de s’aguerrir et renforcer l’esprit de corps, mais c’est surtout un alibi pour leur agressivité. Se battre contre la violence diffuse dans la société est très ambitieux : vandaliser quelques enseignes commerciales ne fera pas tomber le capitalisme.
Reste la police. La communication publique des antifas ne porte que sur leurs coups de force contre l’extrême droite mais leur vrai ennemi, ce sont les forces de l’ordre. Car ces dernières représentent le seul obstacle à une violence plus généralisée dirigée pas les antifas contre les autres institutions de la société. Sous sa forme idéale, le but des antifas est l’abolition de la police, mais de manière plus réaliste il s’agit de la démoraliser et de la discréditer dans l’opinion publique. Plus la sphère de l’action des forces de l’ordre sera limitée (par exemple par l’abolition de la BRAV-M), plus celle des révolutionnaires sera grande. Les antifas refusent l’idée que la police détient le monopole légitime de la violence : ils voudraient que ce monopole leur appartienne.
A lire aussi, Jeremy Stubbs: Andy Ngo: un infiltré chez les antifas
S’ils se plaignent des « violences policières », leur vrai but n’est pas de les combattre, mais de les provoquer. Quand ils caillassent les forces de l’ordre, il s’agit de les décourager et de les énerver. Si la police riposte de manière musclée, et que des manifestants pacifiques sont atteints, les antifas et leurs alliés peuvent crier à la violence policière. Les manifestants blessés ou arrêtés deviennent autant de preuves de l’illégitimité des forces de l’ordre. Des images choquantes de CRS enveloppés par les flammes d’un cocktail Molotov démentissent la notion de l’invincibilité de la police, mais les antifas ne cherchent pas à tuer des policiers, car cela en ferait des martyrs dans l’opinion publique. Plutôt qu’une guerre tout court, c’est une guerre psychologique et de communication. (Voir leur manifeste « Abolir la première milice fasciste »).
L’écosystème antifa
Afin de gagner la bataille de l’opinion, les antifas disposent d’importants relais parmi les journalistes, les juristes, les ONG, les cinéastes, les éditeurs et les chercheurs. Les forces de l’ordre sont ainsi prises en tenaille entre les guérilleros qui les provoquent dans la rue et les intellos qui les condamnent sur la place publique. La formule « violences policières » est martelée sans relâche par la presse bien-pensante, de Libé à La Croix. Lors des manifestations, des antifas tweetent des noms d’avocats et les numéros de téléphone de « legal teams » prêtes à défendre des manifestants arrêtés. Le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature, très ancrés à gauche, jouent un rôle important dans les campagnes de censure des violences policières. Des ONG comme Amnesty International et des organismes supranationaux comme le Conseil de l’Europe ou l’ONU ont critiqué les méthodes des autorités françaises. Un site web, violencespolicières.fr, prétend recenser tous les cas. Que les intentions ici soient bonnes ou mauvaises, peu d’importance est accordée à la campagne de provocation et aux violences dont les forces de l’ordre sont l’objet.
A lire aussi, Alexandre de Galzain : Dans la tête d’un antifa
En même temps, un flot de livres récents se sont donné pour mission de justifier la violence révolutionnaire et l’abolition de la police. Les éditions Libre ont publié en français deux titres de l’anarchiste américain Peter Gelderloos : Comment la non-violence protège l’État et L’Échec de la non-violence. L’ouvrage collectif Défaire la police, paru aux éditions Divergences, commence par un éloge du slogan antifa « All cops are bastards » (« Tous les flics sont des salauds »), souvent abrégé en « ACAB » ou réduit au code numérique 1312. La Fabrique, maison d’édition très en vue fondée en 1998 par le militant de gauche Éric Hazan, a édité non seulement les textes de Tiqqun et du Comité invisible, mais aussi une série de volumes comme La Domination policière de Mathieu Rigouste ou Que fait la police ? Et comment s’en passer de Paul Rocher. Un volume collectif, Police, contient un essai de David Dufresne, le réalisateur d’un film sur les violences policières, Un pays qui se tient sage, sorti en 2020, et un autre d’Antonin Bernanos, un ancien de l’AFA P-B, condamné pour son rôle dans l’incendie d’une voiture de police et l’agression d’un policier au quai de Valmy en 2016. Les chercheurs font aussi preuve de zèle : un Collectif des universitaires contre les violences policières a publié une tribune signée par 300 personnes sur le site du Club de Mediapart le 4 mai 2019. Une mention spéciale doit être réservée à la Française Gwenola Ricordeau, spécialiste de justice criminelle à l’université d’État de Californie à Chico. Elle vient de publier un recueil d’essais, pour la plupart traduits de l’américain, sous le titre significatif de 1312 raisons d’abolir la police. Son compte Twitter relaie les posts des antifas français, fait l’apologie de la « violence politique » et approuve un montage vidéo de scènes où la police est mise en échec ou agressée.
Pour boucler la boucle, les comptes antifas célèbrent la parution de son livre. C’est ainsi que la société française doit faire face, d’un côté, à une forme spécifique de terrorisme dirigée contre les forces de l’ordre et, de l’autre, à une campagne de propagande pour désarmer ces mêmes forces. Il faudra une sacrée grenade de désencerclement pour sortir de cette situation.
[1] Parmi les sources de cet article : Andy Ngo, entretien du 10 avril 2023 ; Sébastien Bourdon, Une vie de lutte plutôt qu’une minute de silence : enquête sur les antifas (Seuil, 2023) ; Isabelle Sommier, « Les nouveaux habits noirs de l’anticapitalisme », Sciences humaines, n° 315 (2019/6) ; et les comptes Twitter de nombreux groupes antifas français.
Démasqués - Infiltré au coeur du programme antifa de destruction de la démocratie
Price: 24,99 €
1 used & new available from