Le hasard a voulu que la première manifestation d’hommage à Clément Méric, organisée le jour même de sa mort par les groupes « antifas », passe sous mes fenêtres. Une mort qui, malgré l’emphase des commentaires, apparaissait tellement stupide, tellement inutile. Tout cela était triste, et pis encore – dérisoire. La suite fut à l’avenant. On a tenté de faire passer une bagarre de rue qui avait mal tourné pour la défense de Madrid en 1936, comme si la réactivation des vieux réflexes et des mythologies d’antan allait suffire à rassembler une gauche politiquement à la dérive. Ces polémiques décourageantes ne m’ont pas franchement remonté le moral.Histoire de me remettre les idées en place, j’ai relu cette page des Mémoires de guerre où de Gaulle décrit son arrivée à Londres : « Je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage. »
Pour faire bonne mesure, je me suis aussi repassé la série documentaire Les Derniers Compagnons, réalisée en 2004 par Antoine Casubolo, et régulièrement rediffusée sur Toute l’Histoire. On y voit les ultimes survivants de ces 1038 « Compagnons de la Libération », tous nommés personnellement par de Gaulle. Au-delà de l’émotion et de l’admiration qu’on éprouve à entendre ces héros, une question revient, lancinante : comment ces garçons de 20 ans, de toutes origines sociales et politiques, ont-ils décidé de partir, sans consignes, sans armes, sans bagages et sans même savoir où aller, pour continuer le combat alors que tout était perdu et que les élites légitimes leur ordonnaient la soumission ?
Chacun d’eux donne son explication, très simplement. Tous évoquent la France, le caractère inacceptable de la défaite. La nature singulière de l’ennemi. Ils racontent le combat, la victoire, le difficile retour à la vie civile.
Je ne veux pas avoir l’air de prêcher pour ma paroisse, mais c’est un fait avéré : dans la sociologie particulière de cette étrange cohorte, les aristocrates étaient surreprésentés. En général, des cadets de famille. Ils eurent le taux de pertes le plus élevé. Normal. Maurice Halna du Fretay a été tué aux commandes de son avion lors du raid canadien sur Dieppe, en août 1942. Il avait rejoint la France Libre en novembre 1940, après avoir remonté pièce par pièce un vieux coucou qu’il avait réussi à faire à atterrir en terre anglaise. Interrogé sur son exploit, il fit cette réponse : « Je suis pauvre comme Job, je suis libre comme l’air. Je ne suis plus vaincu. »[access capability= »lire_inedits »]
À Londres, il y avait aussi beaucoup de Bretons, de ces marins têtus qui payèrent un si lourd tribut à la bataille de l’Atlantique. Des intellectuels, des enseignants, des étudiants. Peu de paysans et d’ouvriers, catégories assommées par la défaite et la destruction du Parti communiste. Ils se rattraperont.
Il y avait des juifs, aussi, comme Lazare Pytkowicz, « Petit Louis », entré en résistance à l’âge de 12 ans, lors de la manifestation du 11 novembre 1940. Il s’enfuit du Vel’ d’Hiv’ en juillet 1942, devint agent de liaison. Arrêté trois fois par la Gestapo, évadé trois fois. Il eut affaire à Klaus Barbie. Dans le film, on lui demande s’il a parlé sous la torture. « Non, jamais ! », répond-il en souriant. Avant de se reprendre, désarmant d’humilité : « Mais je n’ai pas subi le supplice de la baignoire. Seulement les coups. » Sa Croix de la Libération lui sera remise après la guerre, dans le bureau du proviseur où il est convoqué pendant la classe… Il a 16 ans.
Il y avait encore des ecclésiastiques, comme le truculent abbé de Naurois, antinazi farouche, Compagnon de la Libération et Juste parmi les nations, qui débarqua le 6 juin 1944 avec le commando Kieffer, armé de son seul missel. Et puis, bien sûr, l’extraordinaire Daniel Cordier, dont la voix se brise lorsqu’il raconte son arrivée, en juillet 1940, à l’Olympia Hall, où étaient dirigés la poignée de Français « qui ne s’étaient pas couchés devant l’ennemi ». Il fait nuit, toutes les lumières sont éteintes. Les fenêtres s’éclairent, les unes après les autres, et des voix se répondent, qui parlent du pays d’où on vient : Brest ! Concarneau ! Bayonne ! Rouen ! Paris ! Et la Marseillaise monte de toutes les poitrines. « La plus belle que j’ai jamais entendue. » On veut bien vous croire, Monsieur.
Il y avait, enfin, pas mal de militaires. Égaux à eux-mêmes. Leclerc, Koenig, Amilakvari, le prince géorgien, tant d’autres. J’ai une prédilection particulière pour Edgar de Larminat, que de Gaulle gratifiait d’une amitié « circonspecte » et dont je recommande la lecture des Chroniques irrévérencieuses particulièrement savoureuses.
Tous antifascistes. Tous. Sans oublier ceux pour qui le cri « No pasaran ! » parlait la langue maternelle, ces Espagnols de la « Retirada » ralliés à la France libre. Ils formèrent une compagnie glorieuse, la « Nueve », qui, en août 1944, entra la première dans Paris – comme si l’Histoire avait voulu racheter le sale tour qu’elle leur avait joué. Antifascistes eux aussi, des vrais, des rudes. À leur grand désespoir, après neuf ans de combat, ils ne purent pas rentrer dans leur patrie.
Il y a probablement plusieurs façons d’être antifasciste. Mais c’est une chose sérieuse. Ceux que l’on a salués ici l’ont été quand on en payait le prix dans sa chair. Pour eux, pour leur mémoire, nous n’avons pas le droit de galvauder les mots, de singer leur sacrifice, de manier les symboles avec désinvolture. Le « ventre » serait « encore fécond »…? N’oublions pas que nous sommes libres, y compris de proférer les pires âneries. Ecoutons bien, enfin, ce que nous enseigne leur combat : pour être antifasciste, il faut d’abord être patriote.[/access]
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