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L’anti-sarkozysme, voilà l’ennemi ?


L’anti-sarkozysme, voilà l’ennemi ?

Dans la description de la situation française contemporaine, la plus grande partie des auteurs de Causeur a régulièrement recours, implicitement ou explicitement, à deux hypothèses fondamentales qu’ils tiennent souvent pour deux évidences. Pourtant, ces deux hypothèses me semblent fausses.

Hypothèse alpha : L’humanité se partage en deux camps politico-existentiels antagonistes : les Binaires et les Non-Binaires.
Hypothèse beta : Les Binaires, ce sont les anti-sarkozystes. Les Binaires, c’est la gauche.

Examinons l’hypothèse alpha : « L’humanité se partage en deux camps politico-existentiels antagonistes : les Binaires et les Non-Binaires. » J’ai en commun avec les autres collaborateurs de Causeur un accord de principe concernant l’amour du Non-Binaire et le désir de combattre la bêtise binaire, la tentation de réduire la complexité du monde à l’affrontement d’un « camp du Bien » et d’un « camp du Mal ». Cependant, l’hypothèse alpha est en contradiction évidente avec l’amour du Non-Binaire proclamé très sincèrement par les collaborateurs de Causeur (et c’est la raison pour laquelle nombre d’entre eux sont mes amis). L’hypothèse alpha reconduit, aussi paradoxalement qu’indubitablement, la division manichéenne du monde entre camp du Bien et camp du Mal. Le camp du Bien, « c’est nous », ce sont les Non-Binaires. Le camp du Mal, « c’est les autres », ce sont ces salopards de Binaires !

Si je ne partage pas l’hypothèse alpha, c’est précisément parce que je suis attaché à la complexité du réel. Parce que je sais que la tentation manichéenne et moralisatrice est présente dans tout être humain (et je suis l’un d’entre eux). Il est également vrai que le vice binaire est devenu chez certains hommes une habitude tenace. Pourtant, son règne dans un cœur humain n’est sans doute jamais absolu – dans les pires des cas, il ne l’est qu’en apparence, pour les yeux et les oreilles des autres. La division manichéenne du monde me semble seulement un signe du manque d’amour vrai et incarné – amour des autres hommes et amour véritable de soi, c’est tout un. Le paradis est bien le lieu désigné par le merveilleux, l’inoubliable starets Zossima des Frères Karamazov, le lieu où je suis libéré de l’obsession stérile et médiocre de mes propres péchés en acceptant de recevoir soudain sur mes épaules ceux de tous les hommes, cessant de haïr les autres pour leurs péchés et reconnaissant au fond de mon cœur que je suis probablement capable, les circonstances aidant, de commettre à peu près n’importe quel péché commis par les autres. Cette reconnaissance du Commun, de l’humain Commun, retire soudain aux péchés leur qualité intrinsèque, qui est de séparer les hommes entre eux et, après un écrasement intérieur infini, ouvre la possibilité d’un pardon lui aussi infini – bien que toujours interminable.

Considérons maintenant l’hypothèse beta : « Les Binaires, ce sont les anti-sarkozystes. Les Binaires, c’est la gauche. » Comme je l’avais signalé dès ma première intervention dans Causeur, dont j’ai regretté qu’elle ait suscité aussi peu de débat, rien ne me paraît plus absurde que de prétendre attribuer à une appartenance politique quelle qu’elle soit des vices qui lui seraient propres, fatals, intrinsèques, des vices mécaniques. Les Causeurs auront beau trompéter sur tous les tons le contraire, je demeurerai formel sur un point : la gauche n’a pas le monopole du binaire. Pas davantage que la droite n’a le monopole du réel, du bon sens et de l’âge adulte. Les rues sont remplies de Binaires de droite et de Binaires de gauche, les métros regorgent de Binaires sarkozystes et de Binaires anti-sarkozystes. Les campagnes débordent d’Anti-Binaires de droite et d’Anti-Binaires de gauche. Et bientôt nos plages seront envahies à proportions rigoureusement égales par des Anti-Binaires sarkozystes et des Anti-Binaires anti-sarkozystes.

Forts de l’hypothèse alpha et de l’hypothèse beta, de nombreux collaborateurs de Causeur se sont lancés dans une prétendue chasse au Binaire qui est en réalité une chasse à l’anti-sarkozyste ou au gauchiste. Dans l’art rhétorique de nombre de Causeurs, la reductio ad binarium finit par jouer exactement le même rôle que la reductio ad Hitlerum chez les crétins anti-fascistes. A la moindre critique contre le toujours-déjà oubliable Sarkozy, l’accusation de « conformisme » et de binarité congénitale tombe comme un couperet sur la discussion, rejetant aux oubliettes la seule question qui vaille, qui n’est pas celle de savoir si cette critique est partagée par peu ou par beaucoup, mais si elle est véridique et légitime ou non. Il arrive aussi souvent que la reductio ad binarium soit remplacée ou complétée par une reductio ad sinistrum tout aussi rhétorique. Dans mon latin d’opérette, cette expression désigne le fait de jeter à la face de l’ennemi, sans la moindre conformité avec la réalité mais simplement parce qu’il n’est pas d’accord avec vous, qu’il n’a pas d’humour. Cette opération équivaut elle aussi à une reductio ad Hitlerum, puisque, par les temps qui courent, « ne pas avoir d’humour » est presque aussi infâmant qu’être nazi sur trois générations.



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