Anti-glamour et lutte des classes


Anti-glamour et lutte des classes

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L’éditeur français de Zakhar Prilepine est formel : la plume du jeune écrivain russe est « anti-glamour ». La contradiction est ailleurs, dans le titre lui-même : Jeune, de gauche et méchant. Comment, quand on est jeune, peut-on être de gauche, et surtout national-bolchevique ? Pour cela, en Russie, il faudrait être vieux. Et en France ?

L’homme moderne s’impose d’être cohérent avec ses idées. Cette vertu, chez Prilepine, est passée au rang d’obsession. Ce n’est pas de sa faute. On le calomnie, dit-il, de vivre sur un grand pied en touchant des émoluments du Kremlin pour lutter contre la « sacro-sainte idée du libéralisme ». Que faire ? Sa réponse est qu’il prend son petit-déjeuner d’une saucisse au bout d’une ligne de métro. Voilà qui n’est pas glamour. « Parmi ceux qui parlent de ma cupidité – poursuit-il – y’en aurait-il un qui aurait quatre enfants de la même femme ? Levez la main, camarade ! » Prilepine s’adresse notamment aux membres de la « classe créatrice » (les bobos russes), dont il dit que pour se faire bien voir, ils n’aiment pas le pouvoir, mais qu’ « ils raisonnent exactement comme le pouvoir ». La Russie, note Prilepine, « s’est dotée d’une élite inappropriée ». Pour conjurer la violence, il faut remplacer cette élite « par celle qui a toujours été ». Le sourire de Gagarine, par exemple, est éternel, il rappelle le temps où « un homme ressemblait à un homme », ce qui n’a rien de commun avec la frivolité des classes créatrices (resto, réseau, « like »…).

Si l’avenir doit s’inspirer du passé, en extraire la grandeur immortelle, Zakhar Prilepine n’ignore pas que la nature inévitablement pernicieuse du présent. « Mon enfant, dit-il, ne devient pas comme moi ! » Lorsqu’il s’agit d’éducation, il fait donc l’éloge d’une hypocrisie assez bourgeoise, en un sens. Mais aussi d’une abnégation (non moins bourgeoise), qualité qui s’apprend selon lui au sein des familles nombreuses. Ses « 24 heures de la vie d’une famille nombreuse » (école, médecin, trajets, travail) ressemblent à s’y méprendre à celle de la banlieue parisienne. Du reste, l’abnégation procure des satisfactions. « Il n’est pas de plus grande joie que de voir le bonheur de son enfant ! » (Rappelons-nous Sting chantant « I hope the Russians love their children too »). Les idées de Zakhar Prilepine sur l’éducation sont claires et vont même jusqu’à réserver sa part au mystère. Ainsi l’ainé veille-t-il à ne point ébruiter le secret du père noël. Cette expérience vécue dans la tendre enfance apprend « non pas l’irresponsabilité, mais l’envie de faire personnellement tout son possible afin que les miracles s’accomplissent pour ceux qui les attendent et qui y croient. »

Avortement ? Niet. Pour que la Russie demeure, elle doit avoir des enfants. « La patrie, la Russie – ce sont des abstractions ? Abstraction toi-même » écrit-il. D’ailleurs, « notre sensation actuelle de la vie, c’est la joie mauvaise de l’absence du père. […] La Patrie, c’est un tout, unique dans le temps. C’est comme Dieu. »

Pour un bolchevique, Prilepine parle beaucoup de Dieu et de la vie éternelle. Tout méchant qu’il est, il pardonne à Boris Berezovski, malgré le mal que ce dernier a fait « à [son] pays et au peuple russe qui [lui] est cher ».

Il s’étonne que dans un livre d’image occidental, un enfant puisse se rendre chez sa grand-mère à la maison de retraite. Cela manque, sans doute, à la fois d’intimité et de solennité. Puis il se souvient : « Ah dans les années 90, comme nous admirions les retraités occidentaux qui déambulaient vêtus de doudounes superbes. Comparez-les avec nos vieillards ! » Certes, il glisse un sarcasme sur le peu de valeur de la vie humaine en Russie ; cela dit, il n’est guère attiré par la combinaison doudoune-hospice.

En guise de conclusion à quelques réflexions amères sur « la propagande féministe forcenée », Prilepine propose une parabole. L’homme fonce furieusement « et quand il arrive, une femme est déjà là qui l’attend. “Bonjour, dit-elle, je suis ta récompense.” Il ne lui vient même pas à l’idée qu’elle a réussi à arriver là avant lui. C’est un mystère. »

Le sourire de Gagarine et la femme éternelle. Zakhar Prilepine est étranglé par la nostalgie d’époques mythiques ou lointaines qu’il n’a pas connues. « Les opposants officiels ne veulent pas le socialisme parce qu’il l’ont déjà connu » s’insurge-t-il. « Comme s’il voulaient empêcher d’être amoureux parce qu’ils l’ont déjà été ».

« Si vous n’avez pas besoin de héros, ni de dieux ou d’épopées, restons-en là » souligne-t-il sèchement.

Il s’adresse à nous autres, Européens. Nous qui avons, d’après Prilepine, appris à négocier nos droits avec le monarque – et le monarque est toujours dans nos têtes. Le Russe, quant à lui, n’a aucun droit, il obéit quand on l’appelle, mais le tsar n’est pas dans sa tête.

Zakhar Prilepine,  De gauche, jeune et méchant. Chroniques, Editions de la différence, 2015

De gauche, jeune et méchant : Chroniques

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Sipa: numéro de reportage: 00643066_000037



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