À quelques jours de l’anniversaire de Claudia Cardinale, Monsieur Nostalgie nous dit pourquoi la princesse de Tunis est indispensable à notre équilibre mental
Sans elle, la vie s’éterniserait comme ces quinquennats mort-nés. Entre les piailleries des chaînes d’info et les incivilités du quotidien, dans le tumulte des crises et des déficits, nous ne tiendrions pas plus de quelques jours. Pourquoi résister ? Pourquoi se révolter ? Pourquoi voter ? Pour croire en un monde meilleur, à une éclaircie possible ? Il faut des signes divins ou tangibles pour espérer. Des preuves que l’existence n’est pas ce cloaque marengo où gesticulent des êtres indéfinis. Des images pieuses ou volcaniques qui dépolluent l’atmosphère, qui débarbouillent nos faces terreuses, qui nous lavent de cette amertume qui sédimentent les sociétés occidentales.
Cette figure existe, elle nous vient de Tunisie, elle se fit un chemin de croix dans les studios de Cinecittà et d’Hollywood, si voraces et peu sensibles à l’épanouissement personnel. L’industrie du cinéma, dans un même mouvement, broie et vénère, idolâtre et met à mort, elle ne connait que le langage de la force et du désir, du triomphe et de la soumission. L’acteur n’est qu’un moyen pour parvenir à ses fins. Dans cet étau, beaucoup sombrent ou courent après leur gloire déchue, le cinéma ne se retourne pas sur ses monceaux de cadavres ; comme l’économie débridée, sa fuite est frénétique, toujours plus de recettes, de nouveautés, d’attractions, de chromos comme l’écrivait Céline. Le public n’a pas d’états d’âme, il veut sa ration de sexe, de drame, d’éternité, de rire fabriqué et de divertissement artificiel. Il ne s’attache pas. Il compatit peu. Le truqué est sa boisson favorite. Il n’a pas le temps de réfléchir. Il absorbe. Il engloutit. C’est un entonnoir qui ne filtre aucun sentiment noble ou une délicate attention, il prend tout en bloc et en rasade. Il est seulement programmé pour le flux et le gavage. Parfois, rarement, ça n’arrive que deux ou trois fois par siècle, une vision l’éperonne, l’empale, il ne peut plus s’en défaire. Un visage d’Afrique du nord, d’ascendance italienne mais de culture française, l’a terrassé, à la fin des années 1950. Ce public glouton habitué à la becquée s’est arrêté d’ingurgiter et, pour la première fois, a regardé vraiment. Avant, ses yeux gobaient tout, le factice et le vulgaire, l’outrageant et le bêlant. D’abord, il a vu l’apparition d’un corps bronzé, duveteux, cuivré par le soleil, il a été séduit par la joliesse des traits, la douceur des courbes, il en avait vu d’autres, des plus bombastiques, des plus carénées, des plus vampiriques, des plus ténébreuses. Celle-là, lui a dérèglé d’emblée ses antennes et ses habitudes. Il a été séduit et ému. Il ne connaissait pas l’harmonie de ces deux sentiments enlacés. Quelque chose ne collait pas avec le polissage et la standardisation des reines de beauté qui paradent à Cannes ou sur le Grand Canal. Bien sûr que Claudia était belle, pulpeuse, éclairante, solaire, elle rayonnait, ses épaules naturellement découvertes avaient la rondeur des galets de Bizerte, on aurait voulu les toucher pour croire au miracle. Cependant une forme de réserve, presque de pruderie, l’habillait, même dans les rôles où son physique expansif s’exprimait à pleins poumons. Une retenue de paysanne d’Ancien Régime. Une manière d’esquiver le sex-appeal ou plutôt de l’amener vers des contrées sauvages, plus âpres, moins prévisibles. Claudia nous a obligés à penser autrement, à rejeter nos automatismes. Sous l’œil des caméras, elle n’a fait jamais la gueule, aucune plainte, aucune minauderie, aucun déballage, son orgueil nous obligeait.
Avec Claudia, on ne se vautre pas dans les privautés. Disciplinée, sage, celle qui se destinait à enseigner aux portes du désert s’est toujours pliée de bonne grâce aux interviews formatées, elle était sous contrat, donc elle répondait consciencieusement et son sourire éteignait toutes les discordes. Les questions gênantes venaient se fracasser sur son sourire turbulent. C’est sa première arme de déstabilisation, un large sourire qui éclate et cascade dans notre cœur, qui annihile toute volonté de nuire. Son sourire a désamorcé tant de situations, il n’est pas feint, il vocalise et la protège encore aujourd’hui. Son sourire est, à la fois, sonore et éminemment secret. Est-ce un masque ou un appétit de vivre ? Les deux, certainement. Pour l’instant, Claudia n’a pas parlé. Sa voix n’a pas encore percé nos nuits. Pour nous autres français, sa ligne de basse, grave et ébréchée, est l’illustration de l’érotisme chaste, expression que Jacques Prévert employait pour définir Arletty. Sa voix nous relie au vivant et nous fait enfin moins douter du genre humain.
Pour en savoir plus : revoir le documentaire « Claudia Cardinale, la créature du secret » d’Emmanuelle Nobécourt sur Arte tv jusqu’au 30 juillet
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