Aurais-je eu envie d’écrire ce billet si Annie Ernaux, notre prix Nobel de littérature, n’avait pas attaqué avec aigreur Michel Houellebecq en se questionnant ainsi faussement : « …quitte à avoir une audience avec ce prix, étant donné ses idées délétères, franchement, mieux vaut que ce soit moi » (Le Parisien).
Cette charge mesquine est insupportable à plus d’un titre.
D’abord parce qu’on connaît la sensibilité de gauche, le progressisme chic du Comité Nobel, le conduisant généralement à placer l’amour de la littérature derrière l’idéologie et la conception du monde qu’on se doit de « porter » pour lui complaire.
Ensuite, en raison du fait que cette condescendance d’Annie Ernaux envers notre plus grand romancier d’aujourd’hui était choquante. D’autant plus que son discours plat, sans âme et sans élan devant l’Académie suédoise n’a rien eu qui puisse soulever l’enthousiasme de ses auditeurs comme de ses lecteurs (Le Monde).
Ce mépris subtil était d’autant plus malvenu qu’il laissait entendre que Michel Houellebecq ne « faisait pas le poids » sur le plan intellectuel par rapport au phare de la pensée et de la révolution qu’Annie Ernaux aurait représenté. Le hasard fait bien les choses puisque récemment Front Populaire, la revue si passionnante de Michel Onfray, a publié un long entretien entre ce dernier et Michel Houellebecq.
On n’a pas découvert l’exaltation et l’argumentation structurée de Michel Onfray, l’originalité de son esprit et de sa sensibilité, sa compassion profonde pour les humiliés de la vie. Mais la surprise est venue de Michel Houellebecq. Non pas que qui que ce soit de bonne foi ait pu ignorer l’intelligence et la qualité de la réflexion de celui-ci mais l’éblouissement en a saisi beaucoup grâce à la fulgurance et aux lumières souvent paradoxales de ses points de vue, à cette manière inimitable de faire preuve à la fois d’un grand courage intellectuel (comme Michel Onfray) et d’une appréhension libre et décapante d’un certain nombre de thèmes qu’il avait l’élégance de sembler aborder par le petit bout de la lorgnette pour en réalité nous entraîner vers un débat de fond où notre intérêt, sinon notre adhésion, lui était acquis.
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Par exemple sur l’euthanasie, l’Europe, la peine de mort ou l’immigration – qui lui fait peur seulement pour des raisons religieuses.
Annie Ernaux devrait donc se garder de prendre de haut Michel Houellebecq.
Elle ne s’est pas contentée de vitupérer « ses idées totalement réactionnaires, antiféministes, c’est rien de le dire… à cause de son image des femmes, des mères, des femmes mûres, sa manière de décrire les peaux, les seins qui tombent… ». C’est tellement injuste quand son dernier et admirable roman offre des moments de délicatesse et de tendresse rares. Et je ne suis pas persuadé que défiler avec Jean-Luc Mélenchon le lendemain de sa consécration soit un gage de davantage de dignité.
Mais Annie Ernaux qui n’a peur de rien s’autorise aussi une dérision sur l’écriture de Michel Houellebecq. « J’ai lu son Goncourt, La Carte et le Territoire, mais l’écriture… il n’y en a pas. Alors il est très traduit parce que c’est extrêmement facile à traduire » (Le Parisien).
Cette suffisance ne serait que risible si en réalité celle qui s’est fait une spécialité de la pauvreté du style, de la sécheresse du langage, du refus des fioritures de la littérature, de l’éloge de la platitude pour que nul ne puisse se sentir étranger à son univers, ne se moquait pas de la prétendue médiocrité du style de Michel Houellebecq. Alors que l’écriture de ce dernier relève de cette apparente simplicité, de cette accessibilité directement révélatrices de l’art suprême qui consiste à signifier plus avec moins, à exprimer idées et émotions non pas avec une gravité ostentatoire mais par la seule force d’un style infiniment élaboré dans sa nudité savante.
Je résisterai à la tentation de traiter Annie Ernaux aussi petitement qu’elle en use avec Michel Houellebecq. À l’évidence elle n’est pas une personnalité sans intérêt et sa littérature, délibérément non flamboyante, ne mérite pas d’être ridiculisée. Pourtant je trouve étriquée, restrictive la seule ambition qu’elle s’est fixée et qu’elle répète avec un extrême contentement : « J’écris pour venger ma race ».
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D’une part, elle paraît se flatter d’avoir été la seule à inscrire dans la littérature la lignée de ses ascendants, des modestes, des humiliés, des sans-voix, à leur donner en quelque sorte la parole. Alors qu’elle a, dans le meilleur des cas, poursuivi une œuvre de longue haleine. Elle n’est rien d’autre qu’une marche après tant d’autres, et avant une infinité d’autres.
D’autre part – et c’est sans doute plus préoccupant -, cette littérature, même si elle ne se veut pas brillante au sens classique, même si elle récuse le traditionnel « bien écrire », n’atteindra pas son but, émouvoir et toucher l’universel, en s’assignant comme exclusif souci celui de « venger sa race ».
J’ai l’impression qu’Annie Ernaux a théorisé à partir de sa pratique minimaliste de l’écriture et que cette dernière a surgi dans cette forme pour répondre sur le fond à une vision de la littérature désincarnée, trop abstraite, emplie de ressentiment social. Minimalisme de l’amont, minimalisme de l’aval.
Pour conclure sur une approche psychologique qu’Annie Ernaux récuserait, quelque chose d’intime chez elle n’est pas sans rapport avec ma réserve sur le prix Nobel qui lui a été attribué et donc sur sa légitimité littéraire au sens noble. Trop de contentement de soi, trop de certitude d’être singulière dans le champ de son œuvre comme dans son existence et son parcours. Ce n’est pas Jean-Paul Sartre refusant le prix Nobel parce qu’il l’aurait changé en « institution ». Ce n’est pas Albert Camus soulignant que quelqu’un d’autre l’aurait mérité plus que lui.
On n’est pas un grand, un immense écrivain si on attire plus par l’imprécation et que par l’admiration, selon cette belle formule, toujours, de Camus.
Annie Ernaux abuse de l’une et se réserve trop l’autre.
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