Bernard Frank aura admirablement « raté » sa vie. Ce n’est pas une chose si aisée pour un écrivain qui avait la patte d’un écorché et un fond lancinant de mélancolie. Faut-il du génie pour bousiller une oeuvre, gaspiller son temps dans des mondanités et crécher chez l’habitant ? Le riche habitant de préférence, ce garçon n’étant pas complètement inconscient, il tenait à son petit confort.
Comme tous les surdoués, Frank avait démarré sa carrière littéraire sur un succès d’estime à un âge où l’on devrait plutôt potasser son droit, sa philo ou son histoire sur les bancs d’une triste université. Sa géographie universelle avait amusé : il y avait là un ton, une humeur et un style. Le milieu frémissait d’avoir trouvé sa nouvelle coqueluche. Repéré puis choyé, il avait même écrit dans Les Temps Modernes de Sartre. Un vrai sacre. C’était écrit, Frank obtiendrait le Goncourt avant 1960. Histoire de le faire patienter, on lui filerait l’Interallié, puis il nous produirait un joli roman dans l’air du temps chaque année et un chef d’œuvre tous les cinq ans.
Mais pour cela, il fallait être bien sage et obstiné, deux qualités dont Frank était malheureusement dépourvu. Les existentialistes, qui se déplaçaient alors en bande comme les maquereaux, ne lui pardonnèrent pas son roman Les rats. Ils s’étaient reconnus dans ces nuisibles rongeurs. Jean Cau, le secrétaire garde-chiourme de Sartre, avait été dépêché pour mater ce quartier-maître félon. Ce garçon manquait de respect et de savoir-vivre : on l’avait fait entrer dans la belle famille sartrienne et il vous crachait à la figure. Il allait payer son infamie. Pour qui se prenait-il ? Quand on a la chance d’avoir tonton Jean-Paul et tata Simone comme parents en littérature, on ne rue pas dans les brancards. Mais Frank n’avait pas le sens de la hiérarchie militaire et les oukases des amants du Flore l’indisposaient.
Spadassin esseulé des lettres, il mûrissait sa rancœur. Après s’être moqué des écrivains dits de Droite, ces fameux Hussards sortis de son imagination, ceux dits de Gauche se mettaient à le détester. Carton plein à St Germain ! Strike à la NRF ! Frank pouvait enfin se lancer dans la littérature, la vraie. Au lieu de cela, son caractère épidermique l’a poussé à répliquer. Grasset dans sa collection Les Cahiers Rouges republie cet hiver Le dernier des mohicans, la réponse de Frank au picador Cau. Ce recueil réunit quatre textes écrits en 53, 54, 55 et 56. Les trois premiers (Nos critiques, Contre Cau et Les Mandarins) n’ont que l’intérêt historique de nous replacer dans le contexte des luttes de pouvoir qui secouaient le monde de l’édition de l’Après Guerre. Une polémique, à vrai dire, assez pathétique où se mêlent attaques personnelles et considérations poussives qui donnent parfois la nausée.
La dernière partie qui s’intitule sobrement « Fin » est autrement plus excitante. Frank passe en revue les auteurs de son époque (Marceau, Blondin, Barthes, Robbe-Grillet et consorts) et ses désillusions sur le métier. C’est souvent méchant, juste et perforant. On jubile à cette salve qui gomme le Nouveau Roman : « Il me déplaît qu’un tempérament se métamorphose en dictature littéraire, tente de se faire passer pour l’unique chance de la littérature, surtout lorsque ce tempérament est maigre et somme toute ne s’est exprimé jusqu’ici dans aucun bon livre ». Fermez le ban ! On sourit à cette pique qui vise Nimier et ses « frères » d’armes : « Où sont-ils ces jeunes écrivains « insolents » de 1950 ? ».
On le prend en flagrant délit de mauvaise foi avec son péremptoire « jamais autant qu’aujourd’hui la littérature n’a été passion aussi vaine », lui qui y a consacré sa vie entière. Mais là où Frank touche en plein cœur, où sa plume se fait plus intime donc universelle, c’est lorsqu’il écrit : « Ce talent, si talent il y avait, le plus souvent exigeait pour s’épanouir des lieux étroits, malsains, qui permettent à la mauvaise foi de trouver sa vraie terre. Car, sans mauvaise foi, comment pourrions-nous encore écrire ? ». A défaut de grands livres, Frank aura laissé à la postérité des chroniques par centaines, comme une quête obstinée et talentueuse de cette « vraie terre ».
Le dernier des Mohicans de Bernard Frank (Grasset/Cahiers rouges), 2011.
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