La journaliste Anne Toulouse aux sources du wokisme
Si vous croyez encore que le “woke” est une marmite chinoise, il est temps pour vous d’acheter l’ouvrage d’Anne Toulouse, Wokisme : la France sera-t-elle contaminée ?, et de remédier fissa à votre ignorance. Car vous avez un bon train de retard ! En réalité, vous êtes même complètement dépassé, puisque selon une “star de l’extrême gauche” américaine cité par Anne Toulouse, le mot “woke” serait déjà “un mot de vieux”.
En même temps, ne paniquez pas : rien n’est perdu. Car cette sentence, qui renvoie la critique du wokisme à de vieilles lunes, vous rappelle peut-être la formule de Najat Vallaud Belkacem, quand elle vous affirmait que la théorie du genre n’existait pas. Vous voyez : vous n’êtes qu’ un Français du vieux continent, mais grâce à vos ministres les plus à la pointe, vous êtes malgré vous déjà familier de la rhétorique woke.
Ce sont justement ces échanges d’idées lumineuses entre l’oncle Sam et belle Marianne qu’Anne Toulouse se propose d’examiner. Cela tombe bien : journaliste franco-américaine, correspondante de RFI pendant de nombreuses années, elle sait de quoi elle parle. Elle dresse donc un état des lieux circonstancié, une radiographie du phénomène woke, et en dessine la généalogie. Elle examine le terreau historique, social, politique et religieux dans lequel il a trouvé à prospérer, pour le comparer – un peu rapidement peut-être – à l’éco-système français, afin de répondre à cette question, cruciale pour nous : la greffe peut-elle vraiment prendre chez les Gaulois réfractaires, ou bien sommes-nous naturellement – ou plutôt historiquement – immunisés contre les pires dérives du wokisme ?
Un rejeton du politiquement correct
Il s’agit bien sûr d’abord de définir la chose : le woke c’est, en bon français, l’éveillé. S’il est le rejeton du politiquement correct, on sent tout de suite que le terme “woke” assume plus résolument un certain potentiel de fanatisme religieux ; à cet égard il a le mérite d’être franc.
Cet “éveil” se veut une prise de conscience aiguë de toutes les discriminations contre lesquelles il est urgent de lutter. Mais à lire Anne Toulouse, on comprend vite, si du moins on avait quelques doutes, qu’il n’est pas question de lutter contre toutes les discriminations : toutes, ce serait beaucoup, ce serait trop ; ce serait surtout universaliste, et le Woke nous en garde ! Il s’agit donc plus précisément de lutter contre les discriminations qui toucheraient les femmes, les noirs, les hispaniques (les asiatiques si on en a le temps), et bien sûr celles-zé-ceux qui ont le goût des personnes du même sexe ou qui se sont lancés dans la transexualité. Bref, on ira plus vite en le définissant, a contrario, comme la mise en accusation du “mâle blanc hétérosexuel”, pour parler le langage des zoologues. Vous voyez que vous n’êtes finalement pas tout à fait en terrain inconnu. Et cela fonctionne très bien, puisque la proportion des garçons qui entrent à l’université ne cesse de décroître : ils ne seraient désormais plus que quatre pour six filles.
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Mais ce qui est vraiment étonnant, ce sont les modalités de cette lutte contre les discriminations. Le petit glossaire établi par Anne Toulouse est à nouveau très révélateur : cancel, shun, shame – effacer, ostraciser, humilier – sont les maîtres mots de la stratégie. Vous en avez eu un petit aperçu avec me too. Mais vous n’êtes pas encore au fait des épisodes les plus cocasses, qu’ Anne Toulouse ne se prive pas de rapporter : pensons à ce pauvre professeur dont une pétition a exigé le licenciement parce qu’il s’était assoupi pendant une réunion consacrée à l’anti-racisme…
On découvre en outre dans cet ouvrage l’ampleur du phénomène. Le woke a essaimé absolument partout dans la société américaine : à l’école et à l’université, dans le sport et le cinéma, dans la police et dans l’armée, en politique bien sûr, dans la presse, dans la publicité, et jusque dans les recettes de cuisine et les clubs de tricot ! Sans oublier toutes les entreprises qui s’en font les ardents promoteurs, depuis l’épicier du coin jusqu’aux très grandes firmes, ce qui après tout ne doit étonner personne puisque chacun sait que Coca Cola ou MacDonald’s sont d’abord animés par une philanthropie profondément sincère et de tous les instants.
Un tableau pittoresque
On apprend que même la santé sacrifie au wokisme : les agences sanitaires américaines ont ainsi répugné à faire savoir que les obèses étaient plus souvent victimes du coronavirus, pour ne pas sombrer dans la grossophobie caractérisée. De même, elles prennent soin de parler de “personnes enceintes” plutôt que de “femmes enceintes”, afin de ne pas froisser la susceptibilité de tous ceux qui, n’étant pas nés femmes, revendiquent néanmoins le droit d’être enceinte, en puissance si ce n’est en acte.
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Ce tableau, avouons-le, aurait pu paraître un peu déprimant. Mais Anne Toulouse qui, en plus de ses deux ouvrages sur Trump, a commis auparavant quelques guides de voyages, y met de la couleur locale, du pittoresque. Son ouvrage a ainsi tout l’intérêt d’une manière d’étude ethnographique ; il révèle une Amérique aux mœurs un brin tribales, au grand étonnement du lecteur français encore tant soit peu attaché à l’universalisme, à la laïcité, au débat rationnel et contradictoire. On comprend mieux pourquoi le wokisme prend si bien racine chez l’oncle Sam. Mais même là-bas, il y a des raisons d’espérer : car si toutes les institutions semblent gagnées au woke, une majorité de la population – et tenez-vous bien, noirs et blancs, hommes et femmes confondus – y serait plutôt rétive. Même, un nombre non négligeable de démocrates ne s’y soumettraient qu’en apparence, et dans la crainte de l’excommunication.
Dans son effort de comparaison entre les terreaux culturels français et américains, Anne Toulouse prend aussi soin de rappeler, et c’est salutaire, que l’histoire de l’esclavage aux Etats Unis est bien différente de celle de la France : les plaies y sont nécessairement plus vives. Notre doux pays prendra peut-être fait et cause pour le Black Lives Matter, mais avec moins de fanatisme – encore faut-il qu’il n’oublie pas son histoire.
La guerre à la raison
Mais on pourra peut-être regretter que la mise en perspective historique soit parfois un peu rapide. La comparaison du phénomène woke avec le maccarthysme est très convaincante ; mais le rapprochement des émeutes qui ont suivi d’une part l’assassinat politique de Martin Luhter King, d’autre part la bavure policière qui a coûté la vie à George Floyd, l’est tout de même un peu moins. Et replacer le wokisme parmi l’énumération de toutes les divisions qui ont fracturé le pays depuis son indépendance risque d’occulter quelque peu la spécificité de ce mouvement.
Car en définitive, les cinquante nuances de woke compilées par Anne Toulouse dégagent comme un soupçon de parfum totalitaire, parfum que l’on ne retrouve pas dans n’importe quelle ligne de fracture politique. Certes, le wokisme n’a pas cru bon d’ouvrir des camps de rééducation, mais il pratique déjà l’humiliation, le harcèlement, l’ostracisme, et légitime les émeutes violentes. Il s’impose absolument dans tous les domaines de la société. Il prend pour véhicule une novlangue qui occulte et nie le réel objectif, ne supporte pas la polysémie ni le second degré, rigidifie les mots et la pensée.
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Enfin, il déclare ouvertement la guerre à la raison. Il ne craint pas en effet les mots d’ordre les plus absurdes, et l’un de ses zélateurs affirme que “le seul remède aux discriminations passées sont les discriminations présentes, et les seuls remèdes aux discriminations présentes sont les discriminations futures” (on appréciera à sa juste mesure cet horizon radieux d’une interminable vendetta, formulé dans un style implacable). Le wokisme prospère sur l’ignorance de l’histoire, le simplisme et le refus des nuances, tout en accusant les mathématiques d’être trop exactes. Mais il les accuse aussi d’être trop démonstratives, tant il craint un raisonnement fondé et juste, susceptible de résister aux lubies d’une subjectivité débridée. Versant dans la paranoïa, il accuse les blancs de manifester leur incurable racisme jusque dans leur antiracisme. Il encourage une susceptibilité hystérique. Il prétend remédier à la ségrégation par la ségrégation.
Bref, si l’on traduit souvent “cancel culture” littéralement, par l’expression “culture de l’annulation” ou “culture de l’effacement”, il serait peut-être plus juste et plus clair de parler de culture de la censure, voire de considérer que cette formule est en réalité un lapsus très révélateur, et que derrière le nom “cancel” transparaît plutôt le verbe, et l’injonction : “cancel culture”, ce n’est pas tant une culture de l’annulation, que l’annulation de la culture.
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