Malheur au Parisien qui laisse échapper quelques débris de feuilles de cigarillo dispersés par le vent. Des brigades municipales verbalisent quiconque n’utilise pas les belles poubelles neuves qu’Anne Hidalgo a équipées de cendrier. Même les arbres ?
Commençons par une séquence nostalgie : je crois que, comme moi, votre prédécesseur, Bertrand Delanoë, fumait des cigarillos. La caractéristique du cigarillo, c’est d’être une feuille de tabac roulée. Si j’en crois mon producteur de cigarillo, il est composé à 100 % de feuille de tabac, et ne comporte ni filtre ni papier. C’est une feuille séchée, quoi. Un soir, rue Dante, pendant la pause de l’atelier littéraire que j’animais, je discutais avec les participants en fumant un cigarillo sur le trottoir. Or, quand mon cigarillo arrive à sa fin, j’ai l’habitude, comme me semble-t-il votre prédécesseur Bertrand Delanoë – soupir –, de le laisser s’éteindre entre mes doigts, puis de l’effeuiller entre le pouce et l’index afin d’en disperser, de préférence sous le vent, le résidu de la feuille, qui vient poétiquement se mêler aux autres feuilles tombées des arbres environnants. C’est une scène un peu japonaise.
Le triangle des Bermudes (en plein Paris)
Donc, je fis cela et m’apprêtait à rejoindre mon atelier, situé à cinq mètres, lorsque trois cyborgs en combinaison de combat m’entourèrent. La formation de ces gens-là au combat de rue avec des quinquagénaires pacifiques isolés doit être assez poussée, car ils se placèrent très professionnellement en triangle. Un devant moi, les deux autres sur les côtés. Celui qui me faisait face, outre sa tenue de guerre avec gilet pare-balles, rangers, treillis renforcé aux genoux, cubitières cousues dans les manches – enfin une tenue sérieuse pour un fantassin dédié au combat des cent derniers mètres – avait aussi des lunettes jaunes, un peu comme celles des gens qui passent sous la lampe à bronzer. Les cyclistes du Tour de France ont parfois cet aspect-là, aussi.
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Bref, il devait être le chef puisqu’il m’a parlé en premier. Son expression n’était pas très claire, d’ailleurs ; à mon avis sa formation militaire pratique avait dû être plus poussée que celle qu’il avait reçue sur le dialogue avec les piétons, mais j’ai quand même compris que je contrevenais, avec un lâcher de déchets sur la voie publique. Ce garçon n’avait rien d’agressif derrière ses lunettes jaunes, il était tout à fait ouvert à l’idée que je contrevienne pacifiquement et qu’il le constate calmement. Au moment où le dialogue s’engageait, nous étions dans une situation consensuelle, presque décontractée. Je lui fis remarquer qu’il n’y avait pas la moindre trace de déchets par terre, puisque mon gramme de pure feuille émiettée par mes soins avait rejoint d’autres feuilles semblables, tombées des arbres, sans nuisance d’aucune sorte pour le précieux revêtement de la capitale de l’esprit, à moins de considérer qu’une feuille morte est une nuisance pour le macadam.
Les cendres d’Anne Hidalgo
À sa réponse à ma remarque, j’ai mesuré une fois de plus la force de la tradition orale multiséculaire au sein des hommes de police, et la chose a quelque chose de profondément émouvant.
« Ce n’est pas mon problème », me répondit-il en effet.
Merveille que cette transmission de l’autorité aveuglée par elle-même, de père en fils, depuis que la police est la police ! Expression multiséculaire par où le fonctionnaire d’autorité de proximité marque les bornes de son esprit en même temps qu’il rappelle l’étendue de son pouvoir ! Et dire que la chose existe depuis qu’il y a des gens d’armes ! Nous touchons à la trame même de notre civilisation.
Je n’ai pas exprimé à l’homme aux lunettes jaunes la remarque que je viens de faire, considérant que notre relation devait se centrer sur la question de savoir si je contrevenais ou non. Je lui demande donc de me désigner le déchet dont il parle, puisqu’il prétend que déchet il y a. En réponse, il produit une deuxième phrase dont l’énoncé magique ne disparaîtra qu’avec la police, le jour où s’édifiera la Jérusalem Céleste, à la fin des temps : « Je ne veux pas le savoir », me dit-il, en refusant donc de constater qu’il n’y avait rien à constater.
Forcément, le dialogue se serre un peu. Tout en restant aimable, je lui fais remarquer qu’il n’y a rien à remarquer, et que s’il refuse de remarquer qu’il n’y a rien, c’est parce qu’il sait qu’il n’y a rien et que ça l’embête de s’avouer qu’il verbalise le vide. Il me répond qu’il m’a vu faire le geste de jeter un déchet sur le sol, et là, brusquement très inspiré, il ajoute, comme une circonstance qui aggrave mon geste, qui en explique la malignité, qui en fonde la juste répression ; comme la révélation d’une offense qui ne peut rester impunie ; comme s’il trouvait en son tréfonds, là où en lui la politique devient justice, le vrai délit : « Vous avez jeté votre feuille à terre ALORS QUE MADAME LA MAIRE HIDALGO NOUS A INSTALLÉ DES BELLES POUBELLES COMPORTANT UN CENDRIER ! » Et il pointe d’un geste théâtral une poubelle munie en effet d’un cendrier, avec le même regard transporté qu’avait sans doute Jeanne d’Arc en considérant l’étendard de l’armée royale au sacre de Charles VII. Je peux vous dire, madame la maire, que les agents de la mairie sont à votre service avec cette espèce de tendresse touchante mais rude dans son expression, empreinte d’un fanatisme doux, qui liait le serviteur à sa maîtresse dans le monde féodal.
Vos petits papiers !
Toutefois, au moment où il prononçait cette phrase, je me foutais un peu de ce lien archaïque, à vrai dire, je trouvais qu’on avait fait le tour de la stupidité, et qu’il était temps que je rejoigne les participants à mon atelier, qui se marraient sous cape en me voyant la proie de vos brigades anti-quinquagénaires pacifiques.
Mais mon contradicteur pensait que loin d’être rompu, ce dialogue devait s’achever par une verbalisation, but espéré de sa patrouille. Et là, chose incroyable, il m’a demandé mes papiers, j’imagine pour enclencher une verbalisation comme on lui avait appris à l’école de la Mairie de Paris.
Ici, il faut vous figurer un blanc de dix secondes environ. Pendant ces dix secondes, je considère ce gradé de la ville d’un air interrogatif, je me souviens que les libertés publiques sont choses importantes, voire extrêmement importantes, je parcours du regard l’uniforme de ce garçon, sur lequel il n’y avait marqué ni « Police » ni « Gendarmerie », et je lis sur un petit rectangle placé sur ses pectoraux en kevlar : « Mairie de Paris ». Je lui demande, toujours d’une politesse exquise, d’où il tire le pouvoir de me demander mes papiers, parce qu’au fond, quand un Français demande à un autre Français de lui présenter ses papiers, c’est qu’il est investi d’un pouvoir dont il doit au moins connaître les fondements juridiques.
Je suis un arbre
Je suis navré d’abuser de votre patience, madame le maire, mais il faut maintenant vous figurer un deuxième blanc, pendant lequel les trois membres de votre phalange urbaine héroïque se regardent en se demandant comment ils allaient répondre à cette question, dont ils avaient – et j’en rends justice à leur sens inné sinon appris des libertés publiques – le sentiment qu’elle était légitime.
Un subalterne vient au secours du gradé qui cherchait la réponse : « Nous sommes assermentés », croit-il pouvoir avancer. Taquin, mais logique, je lui demande en quoi le fait d’être assermenté donne-t-il le pouvoir de demander ses papiers à quiconque. Nouveau blanc. Ils cherchent autre chose. La lumière jaillit : « Voilà ! » s’exclame le gradé. Et il sort d’une de ses nombreuses poches un appareil muni d’un écran, sur lequel le motif de la verbalisation apparaît. Je n’ai pas le texte sous les yeux, mais il y a le mot « déchet » dedans, ainsi que « voie publique », et la description de la contravention est écrite de manière à englober comme objets du délit des déchets de la taille d’un bout de feuille de cigarillo en poudre dispersée par le vent, jusqu’à celle d’un éléphant naturalisé. L’éléphant et la feuille : même tarif. Sauf que cette démonstration technologique, quoique impressionnante, n’épuise pas la question, car disposer de l’énoncé au format électronique d’une contravention n’a jamais donné le pouvoir de demander ses papiers à un compatriote. Je finis par laisser tomber, comprenant que dans sa formation, personne ne lui avait jamais dit – ou alors il l’avait oublié – que ce n’était pas parce qu’il portait les couleurs de madame-la-maire-Hidalgo-qui-met-des-cendriers-sur-des-jolies-poubelles-neuves, qu’il pouvait demander ses papiers à quelqu’un, mais en vertu de pouvoirs de police qui ont un fondement juridique en béton armé qu’il aurait dû connaître par cœur et se réciter tous les matins, ou alors c’est le règne des milices.
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Donc, il me demande mes papiers, hein. Donc je lui dis que je n’en ai pas, hein. Donc il me demande comment je m’appelle. Donc je lui demande comment il s’appelle. On finit par en rire, tous les trois. Comme ça faisait quand même une bonne vingtaine de minutes que je testais malgré moi le professionnalisme et l’utilité sociale de vos brigades et qu’on m’attendait ailleurs, j’ai fini par leur dire que je m’appelais Marin de Viry, et qu’ils devraient verbaliser les arbres, qui comme moi répandent des feuilles. On s’est quittés bons amis, quoique je n’aie pas signé leur truc sur leur écran, mais je me suis promis de faire un rapport aux autorités, avant de vous donner mon sentiment dans les urnes, pour mille autres sujets.
Les emplois fictifs de la Mairie de Paris
Cette histoire de délit où je me comporte comme un arbre qui perd ses feuilles me conduit, madame le maire, à vous faire les remarques et propositions suivantes :
La première, c’est qu’il y a 184 000 arbres dans Paris. Chacun doit au moins perdre une feuille par jour, en souillant le sol sacré de la Cité. Ce qui nous fait 184 000 contraventions multipliées par 365. Vous voyez où je veux en venir. À 68 euros, je crois, la contravention, vous voilà à la tête d’un potentiel de contraventions de 184 000 que multiplie 365 que multiplie 68. Je pousse l’esprit municipal jusqu’à vous livrer le résultat : 4 579 290 000 euros de rentrées annuelles assurées. Ça vous ferait une bonne quinzaine de prix de Formule 1 électrique en plus, que vous n’auriez plus besoin de faire financer par un émirat pétrolier. Certes, les arbres sont insolvables, et c’est donc au contribuable parisien de se substituer à eux. Comme le délit de chaque arbre est encore plus avéré que dans mon cas, il faut bien que la contravention soit payée, et l’impôt est la solution la plus équitable, et d’ailleurs la seule.
La deuxième, c’est que votre brigade est composée de trois salariés. Je ne suis pas la Cour des comptes, mais j’ai un peu l’habitude des calculs approchés : le chef doit coûter, avec les cotisations patronales, son environnement bureaucratique, son équipement, l’amortissement de sa formation poussée dont nous venons d’analyser l’efficacité, 4 000 euros par mois au bas mot. Les subordonnés, disons 3 500. Nous voilà à la tête d’une dépense de 11 000 euros par mois pour trois personnes. Je me permets de douter du bilan coût-avantage de cette belle équipe qui doit à peine verbaliser un quasi-innocent tous les trois jours. Mais une si grande utilité politique ne saurait rester sans moyens. Donc d’une part, le seuil de culpabilité doit donc être abaissé au nom de l’efficacité économique du dispositif : dans mon cas, par exemple, la gravité du délit aurait dû être d’un degré élevé, alors que ma contravention n’atteignait que le premier seuil du dispositif actuel. D’autre part, je propose qu’une taxe sur les cendriers complète le financement de la brigade de répression des lanceurs de feuilles sur le sol, car les cendriers sont utilisés par des fumeurs, qui forment le plus grand réservoir de verbalisés.
Bref, c’est en vous engageant encore plus résolument vers la multiplication des causes abstraites aux conséquences policières et fiscales concrètes que, pour l’Histoire, votre mandat atteindra la pureté de son intention politique.