Anne Hidalgo désespère les amoureux de Paris. Au nom du Bien et du tourisme-roi, la maire pourrit la vie des piétons tout en laissant proliférer les rats. Benoît Duteurtre la croque avec drôlerie dans Les Dents de la maire.
S’il y a un domaine où les intérêts de la personne et le politique, le ressenti individuel et l’espace commun, la vie quotidienne et les projets collectifs sont légitimement liés, c’est bien celui de la politique municipale. Une piscine, c’est à la fois des sensations, un bâtiment qui s’offre à la vue et une activité possible. Tous les jours, elle est là quand je me lève. Idem pour les lampadaires, les kiosques à journaux, les parcs, etc. C’est la matière où l’intérêt général se concentre le plus sur la recherche du bien-être, où l’on est – ou devrait être – à hauteur d’habitant et non de citoyen, de Français, d’Européen. Mais par un chiasme bizarre, les politiques nationales semblent s’occuper des intérêts particuliers, et les maires des métropoles cultiver des grands desseins planétaires où l’on façonne le modèle du citoyen universel de la fin des temps.
Il nous semble que la loi demande aux maires d’assurer la tranquillité et l’hygiène des habitants. Mais la mairie de Paris fait comme tout le monde : elle s’en fout, de la loi!
Au total nous avons des politiques nationales guidées par un objectif sous-jacent de papouille individualisée, et des politiques municipales qui se déploient dans le ciel des principes. C’est aux conséquences de cette inconséquence que Benoît Duteurtre s’attaque dans Les Dents de la maire, avec le sens du détail, le côté discrètement loufoque et la tonalité à la fois prophétique et quotidienne qui font le charme de cet auteur. On se souvient que dans un précédent ouvrage, Le Retour du Général, de Gaulle, qui avait fait semblant de mourir, revenait au pouvoir en raison des conséquences en chaîne de l’interdiction de la fabrication de la mayonnaise artisanale. Hélas, un tel retournement miraculeux n’aura pas lieu à Paris, et Mme Hidalgo sera probablement de nouveau maire avec, au premier tour, environ 25 % des voix d’un corps électoral réduit de moitié à cause du taux d’abstention des électeurs.
Mon maire n’est pas ma maire
Avoir en tête un Parisien idéal produit une réalité autoritaire et désordonnée. Un maire est là pour régler mon cadre de vie, prendre soin de mon biotope en rendant mes promenades et mes déplacements faciles et agréables, pas pour m’enjoindre de danser dans ses happenings, de me conscientiser dans ses forums, d’orienter l’emploi de ma générosité selon des normes morales qui viennent de lui et non de moi, d’accueillir des Chinois dans l’enthousiasme, de sculpter le vent dans ses ateliers de créativité. Mon maire n’est pas ma mère, espérait Benoît Duteurtre. Malheureusement si, et il finira par en faire des cauchemars. Sous des dehors modérés et aux réveils de songes inquiétants, sa colère monte contre cette mère dénaturée, qui ne sait pas s’arrêter quand son amour pour son fils se transforme en passion dévorante, en désir de réforme, en phantasme de perfection, en revanche sur d’obscurs sentiments négatifs, le tout parfumé de noblesse d’âme et déguisé en projet politique. Description à laquelle Duteurtre rajoute une bonne dose de ce narcissisme de gauche enivré d’une générosité dont elle croit avoir le monopole, de cette com verbeuse à base de lexique « disruptif », et de diverses coquetteries progressistes qui ne sont supportables qu’à la condition d’avoir été préalablement rendu stupide par la propagande, il est vrai massive.
Au sein de la description complète qu’entreprend l’auteur du martyre à bas bruit subi par les Parisiens – crottes en croissance, rats en surface, obstacles en plastique vert installés pour l’éternité, explosion des publicités verticales pour des idées générales ou des sacs de faux luxe, courbe exponentielle des déchets, multiplication des coupures festives des voies de communication, gnan-gnan LGBT+ sur les fresques des murs et sur les chaussées, signalétique gothique –, c’est la situation sur le trottoir et aux passages autrefois piétons qui nous semble la plus frappante, car la plus transformatrice des mentalités individuelles et collectives. Ce sont les piétons qui en bavent le plus, car on les met au défi de rester humains en les traitant très mal. Autrefois, c’était l’embouteillage vers la banlieue qui rendait idiot. Maintenant, c’est la circulation douce intra-muros. La bêtise était dans l’habitacle, elle est désormais à ciel ouvert. On ne pourra pas dire qu’il n’y a plus de vie au cœur de la ville.
Des problèmes qu’elle ne voit pas
La communauté des piétons s’est délitée, segmentée en clans hostiles face à une menace extérieure permanente à laquelle elle n’a pas su répondre avec unité. Fondant comme des stukas sur une colonne de réfugiés, les vélos et les trottinettes les ont poussés à un sauve-qui-peut où chaque groupe défend sa peau. Il y a le piéton seul, qui doit devenir un virtuose du slalom et de l’évitement. Il y a le piéton accompagnant un enfant, un vieillard, ou une valise, qui gère les obstacles physiques mobiles et immobiles en manipulant la chose ou l’être accompagné en fonction de dangers soudains et permanents. Il y a le piéton en groupe de piétons, les plus faibles placés à l’extérieur du troupeau, destinés à être les premières victimes des engins qui le rasent et parfois le percutent. Les groupes de touristes en extase pilotée par des « tour-operators » tombent sous les coups des livreurs Uber Eats. Les mères de famille implorent pitié. Les plus faibles s’arrêtent brutalement en espérant être épargnés par le flot, comme des lapins sur l’autoroute. L’injure sourd des trottoirs. On ne pourra pas dire que le vivre-ensemble n’a pas progressé en intensité.
Il nous semble que la loi demande aux maires d’assurer la tranquillité et l’hygiène des habitants. Mais la mairie de Paris fait comme tout le monde : elle s’en fout, de la loi. Elle en a une plus haute, qui est de s’inventer une mission reluisante, et de devenir, ce faisant, un grand problème de plus plutôt qu’une pourvoyeuse de solutions pensées. Son désir profond est d’imposer une contrainte pleurnicharde et vindicative qui ne sait qu’ajouter des gadgets tombés du ciel aux problèmes qu’elle ne voit pas, de s’ériger en obstacle et fier de l’être, en fausse victime dès qu’on lui fait la moindre remarque, en prêcheur envahissant, en fâcheux omnipotent qui se croit nécessaire, en poids, en entrave. Une nullité bruyante et encombrante : on retrouve bien un certain idéal de personnalité politique de notre temps. Avec Duteurtre, nous partageons cette découverte : nous vivons les premières années où nous nous disons qu’il faut s’évader régulièrement de cette ville. Pas pendant les pics de pollution, mais pendant les pics d’abstraction. Quand nous y revenons, nous avons le sentiment qu’elle survivra aux imbéciles. Entre-temps, quelle épreuve !
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