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Le non-dit erre

Entretien avec Anne Bassi


Le non-dit erre
Anne Bassi. © D.R.

Anne Bassi, après avoir été avocate pendant dix ans, dirige désormais une agence de stratégie de communication. Elle publie régulièrement des chroniques littéraires. Le silence des matriochkas est son premier roman. Propos recueillis par Gil Mihaely.


Causeur : Comme son nom l’indique, votre nouveau roman a pour sujet principal la transmission de mère en fille pendant quelques générations d’un silence, de non-dits.

Anne Bassi. C’est un roman sur la mémoire et les empreintes de ce qui a survécu et qui a été transmis. On sait aujourd’hui que ce qu’ont vécu les ascendants influence le comportement des descendants. C’est un aspect assez mystérieux de l’héritage. La transmission mémorielle est un axe de recherche privilégié de nombreux scientifiques qui expliquent qu’une blessure psychologique peut passer d’une génération à l’autre. Des témoignages étonnants ponctuent les avancées menées en neurologie et en épigénétique à ce sujet.

Dans le roman, la transmission se fait sur plusieurs générations, entre femmes d’une même lignée.  L’héroïne devine « elle ne sait quoi » mais n’ose pas provoquer les confidences de sa grand-mère. Elle vit ce silence comme une nécessité de cacher quelque chose. Les deux femmes partagent un secret sans le savoir. Elles sont liées par un double interdit : il est interdit de savoir et de ne pas savoir ; d’en parler et d’oublier. Elles ont tracé un cercle silencieux et une chape de plomb se referme sur elles. Ainsi, les mots jamais dits deviennent une réalité invisible entre elles. Elles deviennent prisonnières et geôlières de ce silence.

On veut bien admettre que nous portons en nous l’histoire de nos ancêtres et pas uniquement leur ADN mais concrètement, comment les récits non racontés passent-ils d’une génération à l’autre ?  Existe-il des façons de communiquer l’essence des vies vécues – manques, traumatismes – sans passer ni par les gènes ni pas les mots ?

Nous sommes tous inscrits dans une lignée familiale et l’origine de nos souffrances date parfois de temps lointains. Les non-dits deviennent des secrets qui deviennent nos fantômes, et d’une certaine manière, nos maîtres silencieux. Il me semble que ce qu’on ignore est tout aussi important que ce que l’on sait.

Les évènements qui constituent des traumatismes non digérés, insurmontables pour ceux qui les ont vécu, ne peuvent pas recevoir d’inscription verbale dans les mémoires familiales. Mais ils n’en sont pas pour autant exclus. Ils sont présents dans la vie psychique et relationnelle sous une forme affective et comportementale. Il en résulte des distorsions qui peuvent provoquer chez les descendants des attitudes émotionnelles ou des conduites dont le sens leur échappe et qui les contraignent à leur insu. Les blessures non écoutées et oubliées se transmettent de génération en génération à travers des comportements, des silences et des dates (décès précoces ou suicides successifs aux mêmes dates par exemple). Cela pose la question de la transmission de la mémoire généalogique. C’est le domaine des professionnels de la psycho-généalogie qui considèrent que la douleur corporelle est parfois la traduction d’une douleur psychologique. Les manifestations physiques de cet héritage mémoriel sont variées. Une question essentielle est posée : l’oubli par la mémoire entraîne-t-il de facto l’oubli par le corps ?

Pourquoi vous concentrez-vous sur les femmes (filles et mères) ? Peut-on trouver les mêmes phénomènes et les mêmes mécanismes chez les hommes ?

Les Matriochkas représentent pour moi une chaîne de femmes. Du ventre d’une femme dont sort une autre femme qui prolongera cette chaîne et toute petite-fille sait très tôt qu’elle deviendra un maillon de cette chaîne-là. Elles sont liées par ce qu’elles ont de plus intimes, l’unité duelle mère-fille. Les mères sont des relais, elles transmettent le passé et sa mémoire. C’est une lignée mystérieuse. Je m’interroge depuis longtemps sur la transmission entre femmes d’une même lignée. Une transmission spécifique existe-t-elle ? Cela reste une question ouverte. Pour ce roman, j’ai souhaité privilégier le thème de la transmission des secrets et des silences entre femmes à partir de personnages qui sont le fruit de mon imagination. Je ne cherche pas à en faire une théorie.

Les hommes transmettent le patronyme, même si la loi a très récemment évolué à ce sujet. C’est un acquis fondamental, de la lignée masculine, dans la construction de l’identité. Quoi de plus intime que les liens qui nous unissent à notre nom ? C’est une transmission si fondamentale, si structurante, qu’elle n’engendre peut-être pas le besoin de recherche complémentaire chez l’homme. On constate à quel point certains hommes sont affectés par la disparition d’un patronyme qu’ils souhaiteraient préserver. Dans cette hypothèse, les hommes sont-ils plus enclins et plus sensibles à une autre forme de transmission ?

Vous êtes à la fois une femme, une mère, une fille et une petite-fille, et votre roman est consacré à la transmission au sein de cette lignée. Aujourd’hui, quand certains exigent que seuls les noirs peuvent parler pour les noirs ou interpréter des noirs, pensez-vous que seule une femme puisse parler de la transmission intergénérationnelle entre femmes ? Faut-il être un mouton pour présenter le concours des bergers ?

C’est une question qui comporte une interrogation justifiée. Je ne crois pas qu’il faille être femme pour parler des femmes ; sinon les relations seraient cloisonnées, sans sentiment de fraternité, sans partage et sans compréhension réelle. Nous savons tous qu’on peut se sentir proche de quelqu’un d’apparemment très différent. Et combien de femmes ne comprennent rien aux femmes ! Ce livre ne s’adresse pas qu’aux femmes mais à tous ceux qui sont animés par un tourment mémoriel.

S’il est impossible d’échapper complètement à son passé, comment ne pas devenir son esclave ?  Dans votre roman, la quête aboutit à une réponse mais ce n’est pas toujours le cas. Peut-on regagner notre liberté sans apprivoiser les passés qui nous ont précédés ?

Sommes-nous moins libres que nous le croyons ? Les professionnels des thérapies basées sur le transgénérationnel et le génosociogramme indiquent que les individus peuvent reconquérir leur liberté en comprenant ce qui s’est passé dans la vie de leurs ascendants afin de vivre leur vie et non pas celle des parents, des grands-parents ou de ceux qu’ils remplacent à leur insu. Étant chacun le maillon d’une chaîne de génération, cela pose la question des « dettes » de nos aïeux et cela implique une réflexion sur nos origines et nos racines. Il faut accepter que notre identité n’a pas commencé avec nos propres parents mais qu’eux aussi sont le fruit d’un monde qui a commencé d’exister bien avant eux. Il convient de se situer dans une perspective transgénérationnelle. Le processus de transmission implique alors d’accepter également des phénomènes tels que les loyautés invisibles, les mythes familiaux, les syndromes d’anniversaire ou encore les enfants de remplacement, ce qui renvoie aussi à la notion d’inconscient familial. La vie d’un individu est donc conditionnée par les règles du système familial.

Pensez-vous que ces traumatismes peuvent être transmis en dehors de la lignée ?  Que des noirs ou des juifs peuvent se sentir porteurs des blessures qui n’ont pas été vécues par leurs propres ancêtres biologiques ?

Il me semble que ce type de transmission est encore source d’interrogations. Cela renvoie aussi à la notion d’inconscient collectif développée par Carl Jung.

Le silence des Matriochkas

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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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