Une ville en crise hantée par un chien, un raté de la start-up nation et un thanatopracteur spécialiste du parfum des morts : autant d’histoires déroutantes et réussies pour des auteurs débutants.
Dans la marée équinoxiale de la rentrée littéraire 2021, on trouvera cette fois-ci 75 premiers romans dont les auteurs, pleins d’espoir, tenteront de se faire un nom. Nous avons choisi de vous en présenter trois : Anna de Sandre (notre photo), Julien Gangnet et, Marie Mangez. Notre critère a été simple : nous les avons dénichés chez des éditeurs indépendants qui misent sur un seul titre auxquels ils croient vraiment et qui ont naguère découvert des inconnus devenus écrivains à best-sellers comme Franck Bouysse, avec La Manufacture de livres, Anna Gavalda, avec Le Dilettante, ou encore Olivier Bourdeaut, avec Finitude.
La ville dont on ne part jamais
La Manufacture de livres propose pour cette rentrée Villebasse d’Anna de Sandre. Dès les premières lignes s’imposent un univers et un style dotés d’une force d’envoûtement peu commune. C’est sans doute que l’auteur s’est souvenue d’une chose simple : l’autobiographie déguisée est la maladie infantile des premiers romans. Pour sa part, elle a préféré créer un monde parallèle par la seule puissance des mots, un monde qui est pourtant le nôtre, comme dans ces mauvais rêves où tout paraît à la fois familier et incompréhensible.
Villebasse est une cité frappée par la crise, située dans le Sud-Ouest. Il y règne un hiver particulièrement rude. Depuis quelque temps y rôde Le Chien, animal sans maître qui servira de guide au lecteur dans les dédales de cette ville où brille, à la nuit tombée, une deuxième lune aux reflets bleutés, venue d’on ne sait où. Quand l’auteur dépeint Villebasse, enneigée, silencieuse, on pourrait avoir tout d’abord l’impression d’être avec le Giono d’un Roi sans divertissement ou en compagnie du Jacques Revel de Michel Butor qui enquête dans la ville anglaise fictive de Bleston, dans L’Emploi du temps. Villebasse est un espace-temps angoissant et mortifère, non identifié, où le sang éclabousse souvent la glace. Anna de Sandre s’inscrit ainsi avec brio dans la tradition du réalisme poétique. Mais chez elle, l’atmosphère fantastique fusionne avec une réalité sociale très contemporaine. Anna de Sandre peint la France d’aujourd’hui à travers une galerie de personnages qui se débattent entre névroses familiales, difficultés économiques, rêves brisés et qui passent du Ventre de l’Ogresse, un bar mal famé, aux avenues marmoréennes des beaux quartiers, comme une toile de Chirico.
Onirique et précis comme une autopsie, poétique et triviale, il sera difficile pour le lecteur d’oublier cette immersion dans une ville qui résume à merveille la folie de notre temps à travers les yeux d’un animal : « Je ne sais pas dire qui à Villebasse, de Le Chien ou de la lune bleue, est apparu le premier, mais j’ai rapidement constaté que, depuis, personne ne peut quitter la ville de manière définitive, à part peut-être les pieds devant. »
Anna de Sandre, Villebasse, La Manufacture de Livres, 2021.
Citizen Kane 2.0
Le Dilettante mise, pour sa part, sur Julien Gangnet et son premier roman, Mon business model. La vision de la société d’aujourd’hui, là aussi, est assez crue dans ce livre qui se déroule entre Barbès, Belleville et la gare du Nord. Mais il se dégage du récit une forme d’énergie, de niaque sarcastique très plaisante par son insolence. Joseph Haquim, 25 ans, a une hérédité chargée entre une mère qui l’aime trop, défoncée aux antidépresseurs, et un père qui le déteste : « Je grandissais avec l’impression tenace de lui rappeler un mauvais souvenir, facturé au prix fort par un distillat de carences affectives et d’imprécations à la tronçonneuse. Son absence d’empathie pour toute forme de vie était terrifiante et fascinante dans la même proportion. Dark Vador, le désir de paternité en moins. »
Évidemment, à 25 ans, Joseph n’a pas fait grand-chose de sa vie à part des petits boulots baroques et improbables. Il est couvé et logé chez deux femmes, une prostituée dominatrice, ancienne amie de sa mère, qui vit en concubinage avec l’ancienne compagne d’un djihadiste parti en Syrie, lequel passe sa liberté conditionnelle dans un salon de toilettage pour chien.
Julien Gangnet, en envoyant son personnage, via Pôle Emploi, travailler dans une agence de presse crapoteuse qui refile des faits divers aux chaînes d’infos en continu, l’entraîne dans une manière de roman noir avec flics, petits escrocs flirtant avec le terrorisme et camés divers. Surtout que Joseph, une fois retrouvé un ancien copain d’école devenu marabout, décide de travailler à son compte.
Au-delà du pittoresque de la faune des classes dangereuses, Julien Gangnet montre comment l’alliance de la mentalité de la start-up nation à l’intuition que l’information en temps réel est devenue la drogue dure des médias, peut fabriquer un Citizen Kane 2.0 en prenant pour bureau un restaurant de couscous tunisien de Belleville. Tout cela finira mal, évidemment, mais on aura eu dans ce roman un aperçu assez saisissant d’une France des marges que nous fait visiter un antihéros au cynisme candide. Mon business model de Julien Gangnet est aux années 2020 ce que le chef-d’œuvre de Vincent Ravalec, Cantique de la racaille, avait été aux années 1990.
Julien Gangnet, Mon business model, Le Dilettante, 2021.
La mort et son parfum
C’est un thème étrange dont se saisit Marie Mangez dans Le Parfum des cendres, aux éditions Finitude. Ses deux personnages sont un embaumeur de 37 ans, Sylvain Bragonard, et une doctorante en anthropologie, Alice Lanier, qui l’a pris comme sujet pour une thèse sur les thanatopracteurs. On voit dans Le Parfum des cendres à quel point une écriture, encore une fois, peut sublimer un propos macabre en méditation poétique. Le style de Marie Mangez déploie le champ lexical des odeurs avec une précision étonnante et sensuelle. Pour Sylvain Bragonard, personnage ascétique et solitaire, hanté depuis quinze ans par un drame dont on ne découvre que très progressivement la nature, l’intimité qu’il entretient avec les morts passe par les parfums. C’est ainsi qu’il se souvient, avec une mémoire hallucinée, de chacun d’entre eux : « Bernard avec son arôme iodé, vivifiant et brut comme une brise marine », « Odile avec sa fragrance de prune cuite et d’aubépine » ou encore Édith, « du chèvrefeuille en infusion, gaie et sautillante, un vrai parfum à la fraîcheur juvénile ».
L’intérêt de la thésarde pour Sylvain Bragonard dépasse vite le cadre universitaire et se transforme en enquête sur la famille et le passé de cet homme qui, le soir, se saoule au vinaigre de vin. Qu’a-t-il pu lui arriver, lui qui aurait pu devenir un grand parfumeur ? Marie Mangez raconte cette rencontre improbable en jouant de bien jolie manière avec ce refoulé très contemporain qui consiste à occulter la mort, vue comme une obscénité scandaleuse.
Marie Mangez, Le Parfum des cendres, Finitude, 2021.
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