La tendance se retrouve sur toute la planète woke. Tout musée digne de ce nom se doit d’exposer des femmes. Peintres, créatrices, performeuses ou femmes tout court sont ainsi exhibées au nom de leur « libération ». Cette agitation militante ne doit pas nous détourner de la beauté des œuvres.
C’est devenu la tarte à la crème des musées, le troisième volet du sacro-saint triptyque politico-culturel à la mode, avec la colonisation et l’environnement : les femmes. De New York à Lille, de Madrid à Pont-Avenen passant par Buenos Aires, les femmes s’exposent. Entendons-nous : pas les déesses, vénustés, héroïnes, saintes, cocottes, mères, ouvrières, paysannes ou femmes du monde qui peuplent la peinture ancienne et moderne des collections permanentes en un kaléidoscope de représentations familiales, sociales et affectives tout aussi irréconciliables que délicieusement complémentaires. Non, les femmes s’exposent en tant que femmes peintres, créatrices, performeuses ou femmes tout court, enfin libérées (apprend-on, et apprennent-elles post mortem pour un grand nombre d’entre elles) du regard que des générations d’artistes mâles ont porté sur elles, de ce poids du désir devenu apparemment insupportable à l’heure de la grande indistinction des sexes et de l’hyperfluidité du genre.
Les professionnels du tourisme gagneraient à organiser des circuits d’expositions féministes au lieu de continuer à nous vendre des mers trop chaudes et des canons à neige. « Où sont les femmes ? », s’est récemment demandé le Palais des Beaux-Arts de Lille en exposant la centaine d’œuvres de son fonds attribuées à des créatrices. Ici ! répond le musée de Pont-Aven, heureux d’avoir ouvert le bal de la rétrospective impressionniste avec le portrait de la peintre belge Anna Boch (1848-1936) succinctement qualifiée pour l’occasion d’« artiste, mélomane, collectionneuse, mécène, voyageuse, passionnée d’architecture, à la personnalité dynamique et avide de découvertes ». Là ! réplique le musée Thyssen-Bornemisza (Madrid) qui vient de réunir avec l’exposition « Maestras » quelques grands noms de la peinture au féminin, d’Artemisia Gentileschi à Frida Kahlo, pour nous parler–ô surprise – de patriarcat, d’émancipation, de sororité et de regard alternatif, avant de proposer au public, en juin prochain, une réflexion autour de la « mémoire coloniale » dans sa collection permanente. Non, les femmes sont au Met (Metropolitan Museum of Art) ! rétorque le grand musée new-yorkais, soulagé d’avoir pu se racheter aux yeux des « Guerrilla Girls » – ces activistes féministes qui l’accusent de sexisme depuis 1989 – avec une exposition de mode intitulée « Women Dressing Women » (« Les femmes habillées par les femmes »).
Oui, les femmes sont au Met. Mais aussi à la Fondation Malbade Buenos Aires avec sa rétrospective de l’activiste féministe chilienne Cecilia Vicuña ; à la Manchester Art Gallery– « Histoires de femmes, de travail et d’avenirs incertains » – et à la Maison de Victor Hugo, place des Vosges à Paris, qui croit devoir accueillir les internautes avec un chatbot d’Adèle Foucher : « Bonjour, je suis Adèle Hugo, femme de Victor Hugo. Je suis là pour vous aider à en savoir plus sur Victor Hugo et sur cette maison dont je suis la maîtresse. N’hésitez pas à me poser des questions sur moi. » Un regard alternatif également porté sur la langue française et le style hugolien, visiblement.
Le plaisir esthétique supplante le discours militant
Ce ne sont pas les œuvres proclamées protoféministes, autoproclamées féministes ou simplement créées par des femmes qui laissent songeur : plaisir esthétique infiniment renouvelé que de se retrouver face à une nature morte de Clara Peeters (1594-1659), une scène biblique d’Artemisia Gentileschi (1593-1653), un portrait d’Élisabeth Vigée Lebrun (1755-1842),une scène animalière de Rosa Bonheur (1822-1899), une maternité de Mary Cassatt (1844-1926), un nu couché de Suzanne Valadon (1865-1938), des corps antiquisants réinventés par Alison Blickle (née en 1976) ou une fête galante rococo modernisée par Flora Yukhnovich (née en 1990).
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Ce qui finit par lasser est le discours militant jargonneux post-MeToo qui encombre désormais les œuvres d’une petite dizaine de mots-clés censés les « contextualiser » : sexisme systémique, patriarcat colonisant, obstructionnisme masculin, effacement, pionnières, réhabilitation, désinvisibilisation. Un glossaire assez pauvre puisé à la source évangélique de Linda Nochlin, monté en épingle par les nouvelles duègnes du fameux regard-porté-sur-les-femmes et leurs homologues déconstruits en quête d’un pouvoir normatif au moins aussi contraignant que celui du patriarcat tant décrié. La conservatrice américaine Alison M. Gingeras–passée par le Centre Georges-Pompidou – donne un aperçu de cette logorrhée de passionaria antipassions dans son introduction à 300 femmes peintres (2022) :« S’attaquant à des siècles de chosification, [la peintre Paula Modersohn-Becker] a immortalisé son regard féminin sur la toile. Sa vision indépendante est à l’opposé du regard libidineux et exploiteur de Picasso et c’est cette divergence radicale qui élève sa peinture au rang de trésor culturel durable. » Quand la hargne réécrit l’histoire de l’art…
La chasse aux artistes blancs
Courageusement parti en croisade contre la libido des grands maîtres de la peinture ancienne et moderne, mais très discret face à l’actualité, avec ses viols grandeur nature de jeunes femmes et de grands-mères n’ayant pas choisi leurs agresseurs parmi un vivier d’artistes blancs, le néoféminisme hurle aux « VSS » (violences sexistes et sexuelles) et à la « culture du viol » dès qu’il aperçoit le corps d’une Danaé comblée par Zeus et le Titien réunis, la cuisse d’une nymphe batifolant dans l’eau, ou le sein nu d’une femme qu’un homme ne saurait peindre. On se rappelle la « performance » de Sonia Boyce à la Manchester Art Gallery en 2018 : avec l’accord de la conservatrice Clare Gannaway, l’artiste avait procédé à un décrochage d’Hylas et les Nymphes du peintre britannique John William Waterhouse (1849-1917) et proposé aux visiteurs de prendre position sur le « fantasme victorien » de la « femme décorative et passive », en collant leurs commentaires sur des post-it à la place du tableau temporairement censuré. On se rappelle aussi le mea culpa du Prado, à Madrid, et ses séances de contrition ès-misogynie médiocrement résumées dans un petit livre, toujours en vente à la librairie du musée, intitulé Les Invisibles : pourquoi le musée du Prado ignore-t-il les femmes ? (2020) Son auteur, Peio H. Riaño, présenté en couverture comme « père de Lucas et Teo » et, très accessoirement, comme licencié en histoire de l’art, s’interroge sur notre-responsabilité-comme-citoyens-du-XXIe-siècle-devant-des-œuvres-truffées-de-symboles-de-domination. Le gentil papa de Lucas et Teo a raison : il faut écrire noir sur blanc, à côté des œuvres, qu’un tel était un très vilain peintre misogyne, travesti et ludopathe. On se rappelle peut-être moins la riche idée du musée d’Orsay d’inviter en 2022, pour une rencontre « inspirante », Julie Beauzac, créatrice de l’élégant podcast féministe inclusif « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » : il est toujours bon de savoir que nos institutions culturelles se soucient de gens qui, moyennant l’usage d’une trentaine de mots de vocabulaire, sont capables d’aborder avec pertinence les grandes questions de l’art et de nos représentations : « Pourquoi les musées sont remplis de femmes nues et d’hommes habillés ? », « Pourquoi Picasso était-il si méchant ? », etc.
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On aurait tort de prendre toutes ces niaiseriespour de la pudibonderie : les mêmes qui surjouent le malaise devant un art qui a sublimé le désir érotique en plaisir esthétique trouvent tout à fait normal que des septuagénaires posent en petite culotte au milieu d’un champ verdoyant pour le compte d’une marque de lingerie. Ce qui dérange le néoféminisme n’est pas la nudité, mais la sensualité dont elle est la promesse souvent heureuse, l’impénétrable complicité entre les sexes, la beauté des jeux d’amour et de hasard, les caresses partagées, les histoires de formes et de saveurs qu’un regard doucement posé sur le corps de l’autre peut faire naître. « Ni muse, ni modèle », tel est son slogan : triste perspective. Une perspective que ne partageait pas totalement celle que ce médiocre gynécée ne peut plus voir en peinture : Simone de Beauvoir. En marge de son interminable dissertation sur le deuxième sexe, celle-cileur aura légué (pour notre plus grand plaisir) un savoureux petit manifeste en faveur de la femme modèle flattée de pouvoir être un peu muse sur les bords : sa correspondance avec le romancier américain Nelson Algren. Lues à la lumière des questionnements dont font les frais les artistes d’hier et d’aujourd’hui, les minauderies littéraires de la « petite grenouille aimante » prête à aller faire discrètement les courses pendant que son amant travaille à son roman et qui confesse « ne pas emmener l’existentialisme au lit », a de quoi racheter tous les décrochages de tableaux passés, présents et à venir : « J’étrennais une jupe qui me tombe presque jusqu’aux pieds, un corsage en dentelle ancienne et un collier de Yougoslavie. Le sculpteur m’a déclaré qu’il n’avait rien vu de plus beau depuis un certain tableau de Bonnard, je n’étais pas peu fière. » (lettre du 14 mars 1948). Espérons que nos néoféministes aient en réserve de telles contradictions beauvoiriennes.
Au milieu detoute cette agitation militante à la limite du canular, une éclaircie et un plaisir immense ont clos l’hiver : « Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle » au musée Marmottan Monet. Cette très belle exposition a remis les pendules de l’histoire de l’art à l’heure et renvoyéles indignées de tout poil, épilées ou non, à une confrontation plus silencieuse (et plus nourrie) avec nos grands artistes, hommes et femmes. « On ne vient jamais de nulle part et Berthe Morisot, résolument novatrice, avait un goût du passé que cette exposition vient mettre en lumière », écrit Érik Desmazières, directeur du musée. À méditer longuement, devant les copies de François Boucher que Berthe Morisot réinventa, ou des détails d’Antoine Watteau qu’elle reprit telles des citations dans une œuvre incomparablement personnelle et moderne. Berthe Morisot (1841-1895) : élève de Corot, muse de Manet, amie de Renoir, admiratrice de Rubens et peintre de génie. Quelle défaite pour le discours ambiant !
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Se revendiquant complaisamment « musées citoyens en phase avec les problématiques de société », des lieux destinés à la conservation et à la transmission éclairée de notre patrimoine artistique sont en passe de devenir des safe spaces subventionnés. De façon générale, et au-delà de la question du néoféminisme normatif, il est important de comprendre ce qui se joue dans cette bataille culturelle : la possibilité ou non qu’auront nos enfants de connaître les images produites par les générations qui les ont précédés, sans l’aide de « médiateurs culturels » (sic) postés au pied de tout tableau n’ayant pas été labellisé « trésor culturel durable ». Heureusement pour eux, quelqu’un comme Robert Blaizeau, nouveau directeur des musées de la métropole Rouen Normandie, est là pour repenser intelligemment le musée du futur et cultiver la richesse de nos imaginaires collectifs :« Mon rêve serait qu’on puisse s’allonger dans les salles ! Je pense aussi à des ambiances sonores, et même à des odeurs. Pourquoi ne pas mettre des pianos, voire des guitares ou des violons à disposition dans les collections permanentes. Le paradigme du musée aujourd’hui, c’est d’interdire (de parler, de manger, de toucher…). Moi, ce que je veux, c’est autoriser ; imaginer des plages horaires où les gens sont autorisés à parler fort, mettre des jouets en libre accès, par exemple des puzzles d’œuvres, dans les salles » (entretien accordé en janvier 2024 au magazine d’art L’Œil).
Pouvoir manger une glace au thé vert en parlant (fort) de sororité et de patriarcat devant une œuvre sexiste plus que temporairement décrochée : un must. On a hâte.
À lire
Marianne Mathieu (dir.), Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle, Hazan, 2023.
Berthe Morisot et l'art du XVIIIe siècle (catalogue officiel d'exposition)
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Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Folio, 1999.
Ou pas
Alison M. Gingeras, 300 femmes peintres, Phaidon, 2022.
À voir
« Anna Boch, un voyage impressionniste », musée de Pont-Aven (Finistère), jusqu’au 26 mai.