Peter Singer, philosophe à l’origine du mouvement de la « libération animale », précise que ce n’est pas par amour des animaux qu’il revendique leur libération mais au nom de la justice et de la morale. Il n’est pas intéressé par les animaux, il ne les aime pas et il n’en a pas. C’est également le discours implicite des théoriciens de l’antispécisme et du véganisme, qui prônent une agriculture sans élevage.
Celle-ci serait le premier pas vers une rupture de nos liens avec les bêtes domestiques, avec les animaux de ferme d’abord, puis nécessairement avec les chiens, les chevaux, les hamsters, etc. La domestication, en effet, représente le mal originel, l’appropriation des animaux par les humains. Il ne s’agit donc pas seulement de « libérer » les vaches, c’est-à-dire concrètement de les faire disparaître, mais de se libérer de l’ensemble des animaux qui peuplent notre monde domestique puisque tous sont appropriés par les humains. Qu’il s’agisse des vaches ou des chiens, ils sont assurément identifiés, vaccinés, localisés. Nous veillons sur leur habitat, leur alimentation, leur santé, leur reproduction. Nos relations de travail avec ces deux espèces sont différentes mais ce qu’ils ont en commun, c’est de vivre avec nous, d’être des compagnons de vie et de travail.
Les militants de la « libération animale » semblent davantage en relation avec des animaux de ferme en peluche ou en plastique qu’avec des bêtes vivantes. En dehors de leur chien ou de leur chat, pauvre hère victime de la violence humaine qu’ils ont recueilli presque malgré eux, le monde animal est largement virtuel. C’est pourquoi la question de l’amour ne les intéresse pas.
Pourtant, face à la violence industrielle et à celle des opposants à l’élevage, l’amour des animaux est bien la question.[access capability= »lire_inedits »] Elle l’est pour les éleveurs – les vrais, pas les producteurs de matière animale – autant que pour les compagnons d’animaux familiers. La majorité des éleveurs le disent : vivre avec les animaux est la raison d’être de leur métier et de la façon dont ils le pratiquent. Aimer les bêtes, c’est aimer leur présence, leur odeur, leur chaleur ; leurs façons d’être, propres à l’espèce ou à un individu particulier. Il y a des éleveurs qui « sont vache », d’autres « cheval » ou « cochon ». Dans ce dernier cas, le monde animal dont ils sont le plus proche est celui des cochons – celui d’une bête intelligente, active, curieuse, très sociable et d’une compagnie passionnante. « Être » tel ou tel animal exprime bien tout l’aspect symbiotique de la relation des éleveurs avec leurs animaux. Dans cette interface entre mondes animal et humain créée par le travail, quelque chose du corps et du sens se partage entre humains et animaux, qui fait que nous comprenons les animaux et qu’ils nous comprennent.
Il y a les cochons, les chèvres, les vaches, les chevaux… et il y a nos cochons, nos chèvres… les bêtes que l’on élève, avec qui l’on vit au quotidien et que l’on connaît. Dans un troupeau, tous les animaux sont différents. Les cochons sont actifs et curieux mais telle truie par exemple pourra être au contraire très calme et contemplative. Chaque animal est un individu. Chacun mérite le respect.
Contrairement à ce que croient les partisans de la « libération animale » qui découvrent avec étonnement sur internet les compétences cognitives des animaux de ferme, les éleveurs font confiance depuis longtemps à leur intelligence. Car sans l’engagement volontaire de l’intelligence des bêtes dans le travail, nous n’aurions jamais pu vivre et travailler avec eux.
Si nous avons avec les cochons une relation de domestication qui dure depuis dix millénaires, ce n’est pas parce que nous les considérons comme des idiots. Au contraire. Et ce n’est pas non plus parce que nous les croyons idiots que nous les élevons, les tuons et les mangeons. La relation d’intelligence entre les animaux et nous implique, plus ou moins tôt, leur mort. Dans des pays où la viande est indispensable à la survie, chez les Inuits par exemple qui mangent principalement du phoque et de la baleine, et du poisson, ou en Mongolie où les produits animaux issus de l’élevage (viandes et produits laitiers) constituent l’essentiel de l’alimentation, la mort des animaux est une nécessité vitale. Cela n’empêche pas, bien au contraire, les Inuits et les Mongols d’avoir une grande estime pour les bêtes qu’ils consomment, voire d’avoir avec eux une grande proximité affective comme dans le cas du pastoralisme. Les animaux n’y sont pas seulement des sources de nourriture, ils sont des compagnons de vie.
Dans les sociétés occidentales, le processus d’industrialisation de l’élevage entamé depuis le milieu du xixe siècle a progressivement fait disparaître nos liens avec les animaux de ferme. Ils ont été cantonnés dans des bâtiments à l’abri des regards, outils d’une production massive de matière animale porcine, avicole, bovine… distribuée tout aussi massivement dans les linéaires des supermarchés. Ces bêtes sont, de leur naissance à leur mort, traitées comme des outils ou des produits industriels. Leur mort, du point de vue de l’organisation du travail industriel, n’est que le moment de la transformation de la matière animale vivante en matière animale inerte. Ce sont ces systèmes que découvrent aujourd’hui les « libérateurs » des animaux et qu’ils dénoncent à grand renfort médiatique, appuyés par des « intellectuels » qui n’ont pas l’excuse de la jeunesse pour prétendre ouvrir les yeux sur des systèmes qui existent depuis plus de cinquante ans et qui ont été depuis longtemps mis en accusation par des associations, des citoyens ordinaires et des chercheurs, à l’époque véritables lanceurs d’alerte dont les voix ont été étouffées par la raison économique.
Pourquoi ces systèmes industriels dénoncés depuis des décennies au nom du respect des animaux et des travailleurs, de la protection de l’environnement, de la santé humaine et animale… sont-ils aujourd’hui seulement mis sur la scène médiatique et décriés comme s’ils venaient tout juste d’être identifiés ? Pourquoi cette soudaine et quasi-unanimité contre la violence industrielle envers les animaux se transforme-t-elle en injonction à la « libération » des animaux et au véganisme ?
Pourquoi aujourd’hui. Tout simplement parce que aujourd’hui il existe des alternatives aux productions animales industrielles. Et que, face aux dégâts mondiaux sur la santé et l’environnement générés par les productions animales, ces alternatives sont jugées préférables par les décideurs et les industriels de l’alimentation 2.0. Plutôt que de produire des cochons à partir du soja, mieux vaut directement faire manger le soja aux consommateurs. Il faut le noter, les substituts aux produits animaux proposés par les nouveaux acteurs mondiaux de l’alimentation, notamment des start-up financées par la fondation Bill Gates, Google ou par les plus grands fonds d’investissement, sont essentiellement à base de soja. Autrement dit, l’injonction qui est faite actuellement aux consommateurs est « pour le bien des animaux, ne mangez plus de produits animaux, mangez du soja ».
« Pour le bien des animaux », et bien plus, même, par amour des animaux, il vaudrait mieux au contraire renoncer aux systèmes industriels, se soustraire aux sirènes de la libération animale et du véganisme et refaire de l’élevage. C’est-à-dire permettre à des milliers d’éleveurs de travailler avec des bêtes et d’en vivre, et recréer des liens entre les citoyens et leurs animaux de ferme, afin de leur donner à comprendre le sens du travail en élevage et le sens de la mort des animaux.
Pour ma part, j’aime les bêtes, les vaches, les cochons, les brebis, les chèvres, les poules…, j’aime leur compagnie, j’aime les observer et veiller sur eux. Comme l’écrivait Whitman, « je crois que je pourrais aller vivre avec les animaux […] je reste des heures et des heures à les regarder ». C’est le choix que font les éleveurs. Être éleveur, c’est vivre en compagnie des animaux, à leur rythme, dans leur monde. C’est avoir le souci de leur bien-être jour après jour, nuit après nuit. C’est lutter contre tout ce qui peut porter atteinte à leur santé et à leur vie – animaux, maladies, parasites, prédateurs…
Être éleveur, c’est aussi assumer la mort des animaux, car elle représente l’aboutissement de notre relation de travail avec eux. Le bout, et non le but. Comme la mort est le bout de notre propre vie mais n’en est pas le but. Parce que les éleveurs sont contraints d’adapter la taille des troupeaux aux ressources de leur environnement, et parce que les animaux et leurs produits font partie de notre alimentation, en Mongolie, en France et ailleurs.
J’aime tous les animaux de ferme mais celui qui a ma préférence c’est le cochon. J’ai connu des cochons drôles, renfrognés, sympas ou distants, causants ou réservés. Plus malins que des singes, plus intelligents que des chiens, plus proches des humains que n’importe quel autre animal, les cochons sont les plus sensés de nos compagnons. Et je pense depuis longtemps qu’ils sont capables de tenir des rôles bien plus complexes que celui de fournir du jambon. Mais quel que soit le travail des cochons, si nous voulons vivre avec eux et non pas en garder quelques exemplaires dans un jardin public, dans un parc animalier ou à – 180 °C sous forme de gènes, il nous faudra assumer leur mort.
J’aime les cochons, mais j’aime aussi la côte de porc gascon ou limousin, ou d’une autre des six malheureuses races locales qui ont survécu à l’industrialisation de l’élevage. Derrière le terme « cochon », il y a en effet des races et des territoires, des animaux en accord avec des humains. Il y a des savoir-faire d’éleveurs, et d’artisans bouchers et charcutiers. La viande d’un cochon de bonne race, bien élevé et tué dignement, est un régal sans équivalent.
Paradoxalement, ce festin, issu d’un authentique élevage paysan, est de plus en plus réservé aux amateurs fortunés. Car l’élevage de cochons, le véritable élevage, est devenu rare et sa viande est souvent vendue par les éleveurs à des restaurateurs locaux et parisiens. C’est pourquoi il faut refaire de l’élevage de cochons. Vous aimez les cochons ? Plutôt que de contribuer à les faire disparaître en vous déguisant en petit cochon rose dans des standings végan, en mangeant du soja à tous les repas et en avalant des comprimés de vitamines B12 pour éviter de devenir sénile prématurément, allez rencontrer les cochons et leurs éleveurs dans les prés et dans les bois. Et dégustez ensuite avec des amis une côte de cochon noir croustillante, au gras fondant et goûteux. En toute conscience.[/access]
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