Dans La Course au paradis, le romancier d’anticipation J. G. Ballard imaginait une drôle d’utopie. Sur un îlot du Pacifique, une militante fanatique maintenait sous coupe réglée une petite communauté soumise à son despotisme animalo-gynécocratique. A lire Vegan order, le court essai incisif que la sociologue Marianne Celka a tiré de sa thèse de doctorat, ce scénario catastrophe n’est pas des plus improbables. Sa plongée dans les méandres de la mouvance animaliste, tout à la fois antispéciste et vegan, nous montre les symptômes d’une crise de la modernité. Au nom du bien-être animal, l’idée humaniste de progrès cèdera-t-elle la place à des ersatz inquiétants ? L’animalisme est-il soluble dans la démocratie et le marché ? Entretien.
Daoud Boughezala. Le 28 mai, l’Assemblée nationale a voté l’installation de caméras de surveillance dans les abattoirs disposés à expérimenter ce dispositif destiné à lutter contre les mauvais traitements infligés aux animaux. Si les associations comme L-214 dénoncent une mesure cosmétique, n’ont-elles pas marqué des points dans le débat public ?
Marianne Celka. Le projet d’installation d’un système de vidéo-surveillance dans les abattoirs n’a été effectivement retenu par l’Assemblée nationale que selon des modalités expérimentales et volontaristes. Nombreux sont les militants ou sympathisants animalistes à dénoncer à cet égard la pression des lobbies de la viande et de l’industrie alimentaire. En ce sens on pourrait concéder que cela représente une « mesure cosmétique », mais au-delà des problèmes soulevés quant aux possibles influences des lobbies sur la politique française, il est intéressant d’analyser l’efficacité de la vidéosurveillance en général. On constate que la mise en place des 60 000 caméras partout en France n’a pas forcément résolu le problème de délinquance mais l’a plutôt déplacé.
Dans l’abattage et ailleurs, un désir panoptique, s’installe doucement comme réponse à l’insécurité globale
Ensuite, cette exigence de transparence portée par les associations (L214 entre autres) trouve un accueil favorable dans le débat public parce que l’on a tendance à penser que les enregistrements vidéo imposeront un autocontrôle des individus, limitant ainsi leurs penchants malveillants. Cette exigence épouse clairement les contours d’une société du risque et de la vigilance et témoigne d’une crise de confiance dans nos institutions les plus centrales. Une volonté de tout voir, un désir panoptique, s’installe doucement dans le collectif comme réponse à l’insécurité globale et cela nous rappelle bien entendu les travaux de Michel Foucault, Surveiller et punir (1975).
A Valence, l’association L-214 a récemment installé un « compteur d’animaux morts inutilement » afin d’alerter l’opinion publique. Y aurait-il donc des morts utiles d’animaux aux yeux des mouvements animalistes ?
Pour les activistes et militants animalistes, aucune mort animale causée de la main de l’homme ne saurait être justifiée ou utile. Dans l’imaginaire social de l’animalisme, tout abattage est un meurtre, l’insémination artificielle un viol, la traite du bétail un vol, et l’ensemble de l’industrie animale un « éternel Treblinka ». Il semblerait donc que cette formule sonne comme un pléonasme.
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Justement, définissez-vous l’animalisme ?
Il est possible de distinguer la « cause animale » – c’est-à-dire l’idée de se soucier de la condition des animaux et de leur bienêtre qui renvoie à la notion de protection animale – de l’animalisme. Ce dernier est constitué de plusieurs phénomènes qui sont tous liés les uns aux autres mais ne sont pas pour autant identiques : les théories des droits des animaux, la libération animale, l’antispécisme, le véganisme.
L’esprit du temps est enclin au retour du sensible dans nos conceptions de la nature et des animaux.
L’animalisme est une vieille idée qui a toujours taraudé les consciences collectives occidentales depuis la Grèce Antique jusqu’à nos jours. Cette idée ou plutôt sensibilité refait surface selon les contextes socio-historiques. À partir des années 1960, elle a été réanimée par les premières cellules de libération animale. Ensuite, ces cellules ont joui d’un nouvel outil : Internet. Les réseaux électroniques (les forums, blogs, puis réseaux sociaux) ont permis à cette sensibilité non seulement de se coordonner mais aussi de se diffuser dans le cadre d’une société de l’image ou du spectacle. En mobilisant la puissance des images, crues et violentes mais aussi séduisantes, en les diffusant sur ces nouveaux médias horizontaux, l’animalisme a su œuvrer à son succès. En même temps, cette sensibilité entre directement en résonnance avec l’esprit du temps enclin au retour du sensible dans nos conceptions de la nature et des animaux. Il me semble que l’animalisme révèle à sa manière la difficile transition épocale que nous vivons et qui voit se renégocier l’ensemble des normes et valeurs qui font la société.
Si je vous suis, le véganisme est l’application concrète de l’idéologie antispéciste. Pourquoi son principal théoricien Peter Singer efface-t-il la frontière biologico-éthique entre animaux et humains en rapprochant les grands singes des handicapés mentaux ?
Le véganisme est un mode de vie et un fait social total qui implique une attention de tous les instants puisqu’il concerne chaque aspect de la vie quotidienne : habillement, alimentation, soins (médicaux et cosmétiques), divertissement, etc. Il est une application « parfaite » des préceptes antispécistes.
Quant à Peter Singer qui est « réformiste » (et donc, pourrait-on dire « modéré »), à travers le Projet Grands Singes (Great Ape Project initié en 1994) dont il est cosignataire, tente de déconstruire la notion d’espèce. L’argument dit des « cas marginaux » permettrait de rendre visible l’arbitraire des définitions de l’humain. Le cœur toutefois du Projet n’est pas de « rabaisser » les hommes à une condition non-humaine mais de proposer l’instauration d’une « communauté des égaux » d’abord partagée par tous les grands singes y compris l’homme mais qui vise à s’élargir aussi à tous les animaux sensibles.
Les activistes animalistes veulent faire table rase du passé pour reconstruire une société plus juste et égalitaire.
Fantasmant la nature, prétendant expurger la vie sur Terre de tout Mal, ambitionnant d’imposer ses vues au monde entier, l’animalisme tel que le vous le décrivez a tout d’un totalitarisme. Pourtant, le marché s’en accommode fort bien, chaque grande surface ayant désormais son rayon « vegan ». Les animalistes souhaitent-ils renverser ou amender la démocratie libérale ?
Les ambitions, nécessairement, divergent selon le degré d’engagement dans la lutte. Les activistes animalistes, ceux des cellules de libération qui œuvrent selon le modèle d’actions directes, de vandalisme ou de sabotage, en majorité abolitionnistes, en appellent au Grand Soir du social et à faire table rase du passé pour reconstruire une société plus juste et égalitaire. Il ne s’agit pas d’un totalitarisme comme nous l’avons déjà vécu dans l’histoire occidentale mais d’un espoir millénariste qui, pour être significatif, doit être total.
Le mode de vie végan est devenu une modalité de consommation parmi d’autres.
Les militants et sympathisants se sont doucement éloignés de ce rêve radical au profit d’une démocratisation croissante du souci animaliste et en particulier du véganisme. Celui-ci devenant de plus en plus populaire, quitte les marges du social, et perdant ses qualités subversives, se trouve comme absorbé par le système qu’il était censé démolir. C’est le lot commun de nombre de contre-cultures, en devenant populaire, elles servent de moteur de relance au système qu’elles dénonçaient. Les hippies sont devenus des yuppies, le mode de vie végan est devenu un style « veggie », une modalité de consommation parmi d’autres.
L’animalisme est-il un « christianisme poussé à son terme », comme le prétendent certains militants de la cause animale ?
Pas seulement. Si les transcendantalistes – lui-même inspiré du protestantisme ascétique – ont largement contribué au renouveau de l’esprit animaliste à l’ère industrielle, ils ont été les premiers à vulgariser les textes majeurs du bouddhisme, de l’hindouisme et du taôisme. C’est un syncrétisme de valeurs (religieuses, scientifiques, parascientifiques, philosophiques et politiques), parfois contradictoires, qui nourrit l’idéal animaliste. Ceci dit, il est clair que la valeur compassionnelle renoue avec l’héritage des penseurs chrétiens qui reconnaissaient la sensibilité de nos « frères animaux ». Songeons aussi aux hérétiques Cathares qui ont très tôt étendu leur idéal de compassion à tous les êtres vivants. En ce sens, l’animalisme est un humanisme élargi, gros de la question animale et dans une certaine mesure, il est l’aboutissement à la fois paroxystique et séculier de la parabole du Bon Samaritain.
En libérant les animaux, l’animalisme tente de libérer l’homme de sa part destructrice, violente et… bestiale.
Pourquoi jugez-vous « l’idéologie animaliste (…) nécessairement anti-animale » ?
En libérant les animaux, l’animalisme tente aussi de libérer l’homme de lui-même, de sa part destructrice, violente et bestiale. En ce sens, pour être tenable, l’idéologie animaliste se doit d’être anti-animale. Un détail nous permet d’appuyer encore cette hypothèse, la vogue actuelle pour la nourriture végétalienne pour les animaux. Faire en sorte que nos chiens et chats ne soient plus carnivores (qu’ils ne se nourrissent plus de cadavres d’autres animaux, moins chanceux qu’eux) est le signe d’un idéal utopique, celui d’un monde d’avant la Chute dans lequel il n’y aurait plus d’entre-dévoration des espèces.
En rejetant cette part d’animalité en nous, il s’agit in fine de devenir plus humain.
Certes, mais en quoi le refus de manger de la viande, par exemple en suivant un régime à base de protéines végétales, nous fait passer à côté de notre condition d’hommes ?
L’on peut ici distinguer les notions d’« homme » en tant qu’espèce animale, omnivore comme la plupart des autres grands singes anthropoïdes, et d’« humain » en tant que concept et idéal à poursuivre. Le rejet de la chair animale participe selon moi du « processus de civilisation » décrit par Norbert Elias et qui fait que depuis la fin du XVIe siècle et davantage avec l’apparition des grandes villes modernes, l’homme en société devient plus raffiné, sensible et délicat. C’est un processus de domestication de l’homme par l’homme, c’est aussi cela notre condition, nous sommes des animaux domestiqués. En rejetant cette part d’animalité en nous, il s’agit in fine de devenir plus humain.
Il y a une convergence certaine mais partielle des luttes féministes et animalistes.
En vous lisant, j’ai découvert le compagnonnage entre une partie du mouvement féministe britannique (suffragettes) et le combat pour la cause ouvrière au début du XXe siècle. La « convergence des luttes » végano-fémino-LGBT a-t-elle un avenir politique, ne serait-ce qu’au niveau associatif ou syndical ?
Il y a eu, et encore aujourd’hui, une convergence certaine mais partielle des luttes féministes et animalistes. Je précise partielle parce qu’il n’y a pas consensus. L’ONG PETA par exemple a été vivement critiquée par des féministes pour l’usage qu’elle fait du corps (souvent nu) des femmes dans ses campagnes. Bien que les tentatives de connexion soient parfois tendues ou « approximatives », le mouvement animaliste a dû faire des liens avec d’autres formes de lutte contre les discriminations et la convergence semble le moyen par lequel la contestation d’un certain ordre des choses peut s’exprimer et faire sens.
Quant au pouvoir politique, je ne suis pas sûre de son efficacité actuelle ni de son impact sur nos manières de vivre avec ou sans les animaux, que ce soit du point de vue des partis politiques ou des syndicats. Comme le disait Jean Baudrillard, « Le pouvoir n’est plus là que pour cacher qu’il n’y en a plus ». Finalement, le politique s’est en quelque sorte délité en une myriade de petites unités sociales qui s’expriment directement sur les réseaux ou dans la rue, c’est semble-t-il à ce niveau de l’expérience sociale que se négocient nos manières d’être ensemble.
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