Au secours, Angelo Rinaldi revient ! Le critique jadis redouté du tout-Paris publie Laissez-moi vous aimer, une pièce de théâtre au titre trompeur. Dans l’atmosphère compassée d’un château de province, une comtesse indifférente aux désordres de l’entre-deux-guerres accable les hommes de ses sarcasmes. Jubilatoire.
C’est drôle, souvent avec férocité. Par exemple quand, d’entrée de jeu, la comtesse lance à Augustine, sa domestique : « On ne se venge des inférieurs qu’en redoublant de générosité. Ils sont contraints d’éprouver, malgré eux, un sentiment de gratitude. » Le ton de Laissez-moi vous aimer, pièce de théâtre écrite par Angelo Rinaldi, fauteuil numéro 20 à l’Académie française, et publiée par Pierre-Guillaume de Roux, est donné. Et il est tenu jusqu’à la toute dernière scène qui, dans une mise en abîme presque caricaturale, montre les comédiens endossant leurs propres rôles face à l’Auteur et au Metteur en scène. Si le premier s’enquiert avec étonnement de savoir pourquoi le public n’est pas venu assister au spectacle, le second se préoccupe davantage de l’avis de la critique, à commencer par celui d’une certaine Élodie Duséant des Incorruptibles : « Élodie arrive une heure à l’avance, depuis qu’elle en pince pour une ouvreuse qui n’aime la moustache que chez les hommes. Plus son sommeil est profond pendant la représentation, plus son article est chaleureux, mais toujours illisible. Elle n’a pas terminé sa licence de sociologie. »
La griffe Rinaldi
Et pourtant, le jour où la pièce sera montée, le Tout-Paris assistera à la première et ceux qui oseront en dire du mal se compteront sur les doigts d’une main. Ceci pour deux raisons. Tout d’abord, la griffe Rinaldi est là. Dans les ripostes mordantes autant que dans l’autodérision à peine masquée de l’Auteur. « Vous n’êtes plus tout à fait dans le coup », lui jette ainsi à la figure le Metteur en scène, avant de lui reprocher carrément le choix du sujet de sa pièce. On rit presque à contrecœur, un brin nostalgique de l’époque où Angelo Rinaldi dézinguait à tout va le troupeau des vaches sacrées de la littérature contemporaine. Tout le monde y est passé, de Christine Angot qu’il a qualifiée de « bécassine sur le divan », à Michel Houellebecq dont il supputait le succès à l’aune du soutien reçu de la part « des charmants ignorantins de la critique, dont l’exiguïté des références littéraires préserve la capacité d’enthousiasme ». Une époque révolue donc, depuis que Rinaldi a déserté les pages littéraires des grands titres de presse, se contentant sobrement de constater : « Mes victimes sont florissantes. »
Ses « victimes », écrivains ou critiques, ne semblent pourtant pas pressées de se venger. Certes, Jean-Edern Hallier s’était permis, avec sa désinvolture légendaire, d’affubler Rinaldi-romancier du sobriquet de « Tom Proust ». Cependant, chaque nouvelle parution de l’auteur de La Maison des Atlantes entraîne une avalanche de papiers dithyrambiques, alors même que les lecteurs boudent et que la vraie reconnaissance tarde.
La politique préoccupe peu la comtesse
« Les bourges en ont assez de s’entendre dire leurs quatre vérités d’une manière qui les endort. Le théâtre engagé est bel et bien fini, qui incitait l’âme des foules à l’action, et poussait le milliardaire à renouveler son visa pour les États-Unis », déclare le metteur en scène dans Laissez-moi vous aimer, titre emprunté par Rinaldi-dramaturge à la chanson de Tino Rossi que la comtesse et Augustine écoutent pour ne pas s’enfoncer « dans des choses trop graves ». Or, il se passe des choses graves en dehors du salon du château de Touraine, à Montalet-les-Bains. Nous sommes en 1938 et les accords de Munich viennent d’être signés. La comtesse lâche à ce sujet ce commentaire: « Quelle belle journée ! Même le soleil a une odeur de pain d’épices. » En réalité, en dehors de la tentative échouée de tenir les « rouges » à l’écart de la mairie, la politique préoccupe peu la comtesse et ennuie beaucoup sa servante. La grande affaire qui passionne les deux femmes est autrement plus importante : l’amour. Ou, plus exactement, le goût amer qu’il leur a laissé sur la langue. « On vous a parlé d’amour ? Je n’ai jamais eu cette chance, confie la comtesse. À moi, on ne m’a parlé que de mes devoirs et, dans le mariage, j’accomplissais mon contrat qui était de réunir les vignes et les champs de tournesols. » Et Augustine, bien imbibée du porto qu’elle est invitée à goûter avec la maîtresse de maison, de répondre non sans mélancolie : « On croit que quelqu’un vous attendra toujours quelque part, même si l’on ne pense pas à l’avenir. » Curieux tout de même. Rinaldi qui, en tant que critique littéraire n’a jamais vraiment défendu un seul écrivain, pas davantage qu’il n’a donné envie d’en lire un seul, réussit en tant que dramaturge à rendre ses personnages attachants.
« Amaury promettait la beauté, dès sa première diarrhée. »
À mesure que la bouteille de porto se vide, la parole se libère – dirait-on dans le vocabulaire en vogue aujourd’hui – et met à nu les tristes secrets des deux héroïnes. Plongés dans le climat particulier de l’entre-deux-guerres, qui évoque l’atmosphère de fausse légèreté de La Règle du jeu de Renoir, on s’abandonne. Et on se régale des méchancetés savoureuses adressées aux hommes. Louis Gaston en particulier, le valeureux époux de la vieille féodale, en prend pour son grade. Qu’il ait perdu une jambe, non pas au combat, mais après une beuverie terminée par un vol plané au-dessus de 25 marches, passe encore. Surtout que ses cousins, tous saint-cyriens et tous fils uniques, se sont fait tuer sur les champs de bataille, sauvant ainsi l’honneur de la famille. Mais il n’en est pas de même en ce qui concerne les exploits amoureux du comte. « Quel ennui, lorsque Louis Gaston m’annonçait à table : Madame, cette nuit la nature va parler », balance la comtesse, satisfaite néanmoins du résultat tangible de ces ébats protocolaires. Les joies de la maternité semblent l’avoir comblée : « Amaury promettait la beauté, dès sa première diarrhée. »
Une pièce en quête de metteur
Quant à Augustine, qui en son temps allait de dancing en dancing « et pas souvent avec le même garçon », sa déception est de la même eau. À part la consolation apportée par Joseph, son bâtard de fils, nul souvenir agréable pour égayer ses vieux jours. « Je ne le répéterai jamais assez : entre une mère et un fils, c’est une histoire à la vie à la mort. La seule histoire d’amour qui aura compté pour un individu, quel qu’il soit », tranche la comtesse.
On ne saura jamais à quel point Rinaldi se reconnaît dans la sentence, l’homme étant réputé d’une discrétion inflexible. Reste que sa voix, nourrie de connaissances et d’humour, mérite d’être entendue. Et on aimerait avoir bientôt l’occasion de l’applaudir.
Angelo Rinaldi, Laissez-moi vous aimer, Pierre Guillaume de Roux, 2018.
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