L’insécurité n’est plus un fantasme et la société n’est pas la seule coupable des délits et des crimes commis sur notre territoire.
Nous revenons de si loin en matière de philosophie pénale, nous avons tellement subi les ravages d’une idéologie qui préfère repeindre la réalité aux couleurs de sa naïveté qu’avoir à combattre les malfaisances que nous sommes aujourd’hui amenés à nous contenter de peu : la découverte, par une partie de la gauche sulpicienne et de ses bras médiatique et judiciaire, d’une France quotidiennement soumise à des transgressions de toutes sortes et le fait que la responsabilité individuelle de leurs auteurs ne soit pas entièrement diluée dans un immense salmigondis qui ferait d’eux des victimes au second degré.
Dans la lutte entre la politique de l’excuse et celle de la réalité, la première a bien été contrainte d’admettre certaines données terriblement concrètes. Aussi s’ingénie-t-elle, comme pour se consoler, à jeter la suspicion sur la seconde, accusée d’être non seulement immorale, mais aussi bien moins efficace qu’elle le prétend.
Les humanistes patentés ont une conception hémiplégique de l’État de droit qui place celui-ci au seul service de ceux qui ont eu la faiblesse de s’en prendre à nos existences, à notre intégrité et à nos biens. Du coup, ils ne voient pas le paradoxe dans lequel ils sont pris : ils répètent, avec une sorte de tristesse voluptueuse, qu’il est impossible d’éradiquer totalement la délinquance et la criminalité ; mais en même temps, redécouvrant les statistiques quand elles consacrent, selon eux, un échec, ils reprochent aux pragmatiques leurs résultats médiocres. Bref, à les entendre, la bataille est à la fois vaine et perdue.
Dans ce climat, le hiatus, voire le gouffre, entre d’un côté la vision des citoyens, l’inquiétude de l’opinion publique et, de l’autre, une représentation intellectuelle et médiatique qui tend non seulement à les atténuer, mais à les délégitimer, ne peut que s’approfondir. La parole est au peuple, dit-on, mais il faut surtout qu’il ne l’ait pas : cela pourrait le conduire à se mêler de ce qui le regarde.Ce précipice entre une quotidienneté anxieuse et un espace médiatique à la fois ignorant et pétri de bons sentiments – à quelques exceptions près –, explique que les analyses rassurantes, conformes au « judiciairement et socialement » correct, bénéficient d’un traitement favorable, voire exclusif, la plupart des médias ne se sentant nullement tenus, sur les questions de sécurité et de justice, de refléter le pluralisme des points de vue en présence. C’est d’autant plus regrettable que des ouvrages parus ces derniers mois consacrent l’émergence d’une pensée qualifiée d’emblée de « réactionnaire », mais qui ne le cède en rien, pour la densité, le talent et la vigueur, aux réflexions validées par Le Monde, sanctifiées par Libération et couronnées par Télérama et Le Nouvel Observateur.
Faute de cet imprimatur journalistique qui vaut brevet de bienséance éthique, ces essais qui bousculent les fausses évidences, le conformisme paresseux et les positions acquises sont condamnés par avance. Soit on les ignore, soit on les dénonce. De ce point de vue, l’accueil réservé à La France Orange mécanique[1. Laurent Obertone, La France orange mécanique, Ring, 2013.]a constitué un cas d’école. [access capability= »lire_inedits »] Certes, on en a parlé, et son auteur a été invité à de nombreuses émissions, mais je ne me rappelle pas une seule séquence qui n’ait pas tourné au réquisitoire mené par des journalistes ou des invités qui, à l’évidence, n’avaient rien compris à l’ouvrage ou n’en avaient extrait que des bribes guère éclairantes. Il y avait pourtant matière à débat dans ce pamphlet terriblement réaliste. Intéressant à maints égards, dans sa critiques des pratiques policière, judiciaire et médiatique, le livre d’Obertone souffre de faiblesses réelles : trop riche, trop profus, abusant des comparaisons animalières, il fait se télescoper, dans une globalité saisissante, le dérisoire et le gravissime. Il n’en contient pas moins quelques vérités déplaisantes – et incontestables. Du reste, personne n’a pris la peine de les contester. Comme souvent en pareil cas, on a dénoncé le messager pour pouvoir ignorer le message. Cet Obertone n’était-il pas un « fasciste », un suppôt du Front national ? Ce soupçon distillé en boucle a suffi à dissuader presque toute velléité de critique intelligente.
Admettons que le ton volontairement polémique ait rebuté des journalistes qui n’aiment pas autant qu’ils se plaisent à le dire ce qui sort des sentiers battus. Mais comment expliquer la chape de plomb – ou, dans le meilleur des cas, de condescendance – qui recouvre le remarquable essai de Xavier Bébin : Quand la justice crée l’insécurité[2. Xavier Bébin, Quand la Justice crée l’insécurité, Fayard, 2013.]? Étayée par de nombreuses statistiques, illustrée par des exemples puisés dans l’actualité, fondée sur de solides arguments, l’analyse de Bébin démolit tranquillement, sans vergogne mais sur un ton mesuré, les poncifs de la phraséologie pénale, judiciaire, pénitentiaire, sociale et médiatique. Cette démolition est d’autant plus redoutable, donc à exclure des circuits d’information et de diffusion, qu’elle est enrichie par des propositions que les politiques pourraient aisément et rapidement mettre en œuvre.
En somme, ce livre est dangereux : d’abord parce qu’il dénonce et contredit avec une « impitoyable modération », mais plus encore parce qu’il sort du registre incantatoire pour signifier aux pouvoirs, qu’ils soient de droite ou de gauche les priorités, les urgences et les remèdes.
Bien entendu, la mécanique habituelle de la disqualification s’est mise en marche. Xavier Bébin serait « de droite » et l’Institut pour la Justice (qu’il préside et dont les travaux constituent la matière de son livre), une association « très droitière ». Il faut faire litière de ces accusations. On peut discuter la focalisation exclusive de ce think tank sur le sort des victimes de crimes ou de délits – qui ne saurait être l’unique préoccupation d’une politique pénale globale. Mais il est malhonnête de le présenter comme une émanation de la droite dure – et irresponsable d’ignorer son implacable diagnostic. C’est pourtant ce que s’emploient à faire les gardiens de l’orthodoxie, simultanément irénique et stalinienne, qui entendent ne dialoguer qu’avec eux-mêmes puisqu’eux seuls ont, au sens propre, droit de cité. D’où cette aberration : l’IPJ n’a pas été convié à la conférence de consensus (!) sur la prévention de la récidive, destinée à favoriser la réflexion collective sur le sujet. Ses représentants auraient pourtant pu y faire entendre une enrichissante dissonance.
Il faut dire que, pour la gauche angélique, le choc est rude. Face à la vérité des faits et des données, ses certitudes devraient voler en éclats. Mais non, elle continue, imperturbable, à fantasmer sur les « fantasmes sécuritaires ». Et comme elle n’en est pas à une contradiction près, elle ânonne que la France est à la fois l’un des pays les plus répressifs et les plus tranquilles du monde – nous l’a-t-on assez seriné que, sur le long terme, jamais la criminalité n’avait été aussi faible et les sociétés aussi sûres. Voilà qui devrait aider les victimes à supporter leurs souffrances.
En vérité, cet idéalisme qui se ment pour survivre est une supercherie qui a des effets dévastateurs – pas pour ceux qui le professent, mais pour les citoyens qu’ils accablent de leur mépris. On aimerait savoir ce que les belles âmes qui dénoncent comme des perroquets les « politiques sécuritaires » pensent de ces quelques données extraites du livre de Xavier Bébin qui contredisent frontalement leurs slogans éculés.
Le nombre de places de prison par habitant est, en France, inférieur de près de moitié à la moyenne de l’Union européenne. Voilà pour le « tout-carcéral » !
Faute de plainte ou d’élucidation par la police, 80% des crimes et délits ne sont jamais examinés par la justice. Voilà pour le « tout-répressif » !
Par le jeu des remises de peine et de la libération conditionnelle, un détenu peut sortir après avoir effectué un peu plus d’un tiers de sa peine. Voilà pour la sévérité inouïe du régime pénitentiaire !
Les mineurs de 14 à 18 ans représentent 1% de la population carcérale et 5% de la population générale, mais ils sont responsables de 25% des viols, 24% des cambriolages et 46% des vols avec violence. Pour en finir avec la sous-estimation compassionnelle des transgressions commises par des « enfants » !
Les peines-planchers de prison ferme pour les récidivistes sont prononcées dans seulement 18% des cas – 2% à Bobigny. Cet insuccès serait, paraît-il, la preuve de leur inefficacité. En réalité, le gauchisme judiciaire a décrété qu’elles étaient inefficaces pour ne pas les employer contre la délinquance de persévérance et la criminalité de répétition !
On pourrait poursuivre la litanie, mais cela risquerait de nourrir le soupçon à l’encontre des partisans d’une politique pénale à la fois réaliste, ferme et cohérente, inspirée par le souci de sauvegarde de la cohésion sociale et l’exigence d’un État de droit qui ne protège pas seulement les suspects et les coupables. Ils seraient des obsédés de la répression et, au fond, des malades n’entretenant un rapport joyeux qu’avec la sévérité et la punition. Rien n’est plus absurde, mais le discours ressassé de la mansuétude et l’explication rabâchée par la dureté de la société ont conquis beaucoup d’esprits, en tout cas en surface, car les adeptes de la générosité sont les premiers à protester quand, dans le concret des jours et des drames, la fermeté fait défaut.
Le constat, chiffré et documenté, du désastre sécuritaire est disponible à qui veut savoir. Son examen raisonnable devrait provoquer une révolution intellectuelle, ou au moins faire émerger d’autres pratiques et d’autres discours – on a le droit d’imaginer un avenir échappant au prévisible.
Nous n’avons pas seulement besoin d’un grand ministre de l’Intérieur. L’ampleur de la tâche exige un garde des Sceaux qui ne se contente pas d’action verbale, mais sache, au contraire, laisser leur indépendance aux Parquets, notamment celui de Paris, tout en impulsant une politique pénale et une réforme pénitentiaire. Ce qui suppose de promouvoir les meilleurs, de préférer les intelligents aux complaisants, et d’instaurer un climat de confiance.
Outre le biais idéologique évoqué plus haut, la médiocre mise en œuvre des peines-planchers révèle un climat préoccupant né au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La manière choquante dont il a traité la magistrature, ses foucades et son improvisation dans une matière qui requiert maîtrise, réflexion et écoute, ont, par une sorte de perversion judiciaire et démocratique, suscité une opposition qui, pour certains, s’est traduite par le refus, habillé juridiquement puisque la loi le permettait, de recourir à un dispositif pourtant efficace au regard de la cessation de quelques carrières délictuelles et criminelles. On ne voulait pas des peines-planchers car, inspirées par Sarkozy, elles étaient frappées de malfaisance politique.
Il faut, enfin, examiner la cause principale de nombre de dysfonctionnements : le clivage entre l’enquête policière et le processus judiciaire, le décalage entre le regard des magistrats, qui agissent au nom d’un État de droit désincarné, et celui des enquêteurs soumis à l’urgence, accablés de bureaucratie et livrés à une quotidienneté dure, violente, difficile, parfois dramatique. D’un côté, les mots et les principes des juges, de l’autre l’empirisme, qui tente d’être aussi conforme aux règles que possible, de la police. Rien, cependant, ne ferait plus progresser la lutte contre la délinquance qu’une collaboration loyale et égalitaire des magistrats et des fonctionnaires de police. Le pire serait de considérer que les premiers ont forcément l’esprit propre quand les autres doivent se contenter d’avoir les mains sales.
Enfin, comment accepter que la majesté et les décrets judiciaires soient, par principe, amendés, infléchis, amoindris, parfois ridiculisés par les pouvoirs des juges de l’application des peines et la « cuisine » pénitentiaire ? Je ne comprends pas cet humanisme qui imposerait de faire des jugements des tribunaux correctionnels et des arrêts des cours d’assises une matière évidemment révisable. Le premier devoir d’une démocratie au nom de laquelle on juge n’est-il pas de faire respecter ses décisions, quitte à admettre que leur intangibilité soit contestée dans des circonstances particulières ? Aujourd’hui, demander une exécution totale de la peine apparaît comme une provocation, alors que cela devrait être la règle – assortie d’exceptions définies avec clairvoyance.
Alors on se surprend parfois à rêver, non pas de politique pénale, mais d’une vision qui concilierait un authentique humanisme, capable d’épouser toutes les souffrances tout en ayant l’élégance de les hiérarchiser, avec le sens de l’utilité sociale et les exigences d’une rigueur respectée parce que respectable. Je persiste à espérer qu’un jour, la droite ou la gauche incarnera cette belle synthèse républicaine. On en est loin.[/access]
*Photo: Orange Mécanique, Stanley Kubrick.
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