Longtemps, la politique allemande de la France s’est résumée au bon mot de François Mauriac : « J’aime tellementl’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux. » La formule, qui pouvait se comprendre aisément au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a été faussement attribuée au général de Gaulle. Dès 1959, ce dernier proclamait au contraire : « La réunion des deux fractions en une seuleAllemagne, qui serait entièrement libre, nous paraît être ledestin normal du peuple allemand[1. Cité par Édouard Husson dans son article : « Allemagne, une névrose française », Notes de la Fondation Marc-Bloch, mars 1999.] » Pourtant, en 1989, lorsque cette réunification devient une perspective concrète, François Mitterrand fait tout pour sauver le soldat Honecker. En vain. Dès lors, notre politique allemande effectue un tournant à 360 degrés. Puisque nous ne pouvons éviter la réémergence de la puissance allemande, il faut la canaliser, la neutraliser dans un ensemble plus vaste, d’où l’idée d’une Union économique et monétaire menant à un super-État fédéral. Beaucoup d’aficionados de l’Europe n’ont pas voulu voir que son intégration monétaire répondait à des préoccupations de souveraineté, voire nationalistes, et non à l’idéal de paix et de prospérité qui animait sans doute les inventeurs de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), ancêtre de la CEE.
En réalité, l’Union européenne est née d’une violence politique et juridique exercée par les États, c’est-à-dire les gouvernants, pour lutter contre les tropismes naturels des sociétés. Pour réaliser cet avenir radieux, l’Allemagne devait abandonner son cher deutschmark, ce que sa population n’a toujours pas avalé, et la France renoncer à ses principaux outils de compétitivité : la possibilité de dévaluer, la pratique de la relance par le déficit public et l’inflation qui réduit l’endettement. Seulement, ce deal implicite s’est révélé un marché de dupes, un contrat gagnant/perdant. [access capability= »lire_inedits »]
Les Allemands ont réussi à faire de la monnaie unique une arme de guerre contre l’inflation – en somme, un euromark. Et les milieux dirigeants français se sont convaincus que notre pays devait s’aligner sur les choix économiques allemands. En fait, dès la fin des années 1980, les élites éclairées s’extasient sur le « modèle allemand ». C’est l’époque où un Michel Albert, suivi par toute la « deuxième gauche » et le centre, nous engage à rejoindre le « capitalisme rhénan » censément plus humaniste que son cousin anglo-saxon. On en connaît les grands principes : la paix sociale par symbiose entre patronat et syndicats, la banque-industrie qui soutient les entreprises allemandes, l’apprentissage, la puissance des Länder. Autant de spécificités qui s’opposent à celles du capitalisme français, marqué par une centralisation extrême, le colbertisme industriel et des divisions syndicales héritées de l’Histoire. On peut s’en désoler, cela ne transformera pas les Français en Allemands.
Les prêcheurs français du « modèle rhénan » sont vite devenus muets, pour la bonne raison que leur modèle a changé de modèle. Dans les années 1990, le capitalisme allemand renonce à nombre de ses traits culturels distinctifs pour s’aligner sur le néolibéralisme montant. Les banques s’émancipent des acteurs politiques régionaux, les entreprises accueillent moins d’apprentis, la stratégie de croissance du pays donne la priorité aux exportations et, à partir de 2003, le gouvernement Schröder détricote la protection sociale de façon spectaculaire[2. Tous les chiffres cités sont issus de l’ouvrage de Guillaume Duval, Made in Germany : Le modèle allemand au-delà des mythes, Seuil, 2013.]: réduction des impôts des ménages et des entreprises, baisse de 32 à 12 mois de la période d’indemnisation des chômeurs, petits boulots à 400 euros encouragés, retraite reportée à 67 ans avec des pensions diminuées, travail d’intérêt général obligatoire imposé aux chômeurs, payés… 1 euro de l’heure.
Certes, les Allemands ont consenti à cette cure qui aurait mis la France en ébullition. Il est vrai aussi que, dans les années suivant le lancement de cet « Agenda 2010 », l’Allemagne a connu un bond de ses exportations et un désinvestissement de l’État qui le conduit à un déficit public très bas. Ces performances, encore une fois, fascinent la classe politique française, qui oublie qu’une stratégie économique ne se juge pas seulement sur ses résultats à court terme – faut-il rappeler que l’Espagne et l’Irlande étaient, il y a quelques années seulement, présentées comme les « tigres de l’Europe » ? Ignore-t-on en France que l’Allemagne compte 4,8 millions de salariés pauvres, dont une majorité de femmes, laissés sur le carreau par ces audacieuses réformes ?
Qu’importe, Nicolas Sarkozy, alors à l’Élysée, veut adopter « ce qui marche en Allemagne ». Chargé de rédiger son programme électoral en 2012, Bruno Le Maire multiplie les voyages à Francfort. François Bayrou est en pâmoison. Quant à François
Hollande, après avoir annoncé que, lui Président, l’affreux traité Merkozy serait totalement revisité, il s’est, lui aussi, appliqué à ressembler au modèle. À l’automne 2012, le plan économique du gouvernement Ayrault s’inspire allègrement de la copie, déjà ancienne, de Schröder, sans que personne ne juge utile de l’avouer aux Français : la création d’une banque d’investissement public, l’accord sur la flexibilité du marché du travail et le renforcement de l’apprentissage sont autant de signes envoyés aux marchés pour indiquer que notre pays se met sur les rails de l’Allemagne.
Or, selon Guillaume Duval, cette germanophilie repose sur une erreur de diagnostic. La croissance allemande n’a aucun rapport avec le plan Schröder. D’abord, le bilan de Schröder (1998-2005) lui-même est médiocre : le PIB par tête n’augmente que de 7,6 % (contre 10,6 % en France), le chômage passe de 8 % à 11,3 %. En réalité, pendant la crise, l’Allemagne a profité de la baisse de l’euro qui l’a rendue plus compétitive sur les marchés internationaux ; et ses domaines de spécialisation (machine-outil et voitures de luxe) correspondaient parfaitement aux besoins des pays émergents, qui absorbent une part croissante des exportations allemandes, au détriment du commerce avec l’Europe. Les politiques français n’ont pas pris en compte ces deux facteurs, monétaire et industriel, de la prospérité allemande entre 2008 et 2011. De même qu’ils s’obstinent à comparer le chômage et la dépense publique de deux pays dont l’un, la France, a un taux de fécondité de 2 et l’autre, entre 1,3 et 1,4. La différence est simple : les enfants coûtent cher à élever et à éduquer, et les jeunes, bien moins nombreux en Allemagne, entrent beaucoup plus facilement sur le marché du travail. À court terme, l’Allemagne semble gagnante. Mais bientôt, le poids des inactifs sur les actifs deviendra insupportable – d’où l’inquiétude des Allemands pour leur épargne-retraite.
Depuis quelques mois, cependant, l’enthousiasme pour le modèle allemand faiblit. Le vent tourne. La purge imposée par Berlin aux pays les plus endettés, en contrepartie de son soutien financier, suscite la fureur des peuples « aidés » – au point que les touristes allemands qui vont bronzer en Grèce préfèrent se dire autrichiens. Or, cette politique n’est pas seulement douloureuse, elle est inefficace, voire contre-productive : le chômage explose, les recettes fiscales baissent, les déficits et l’endettement s’envolent. On voit émerger progressivement une pression mondiale contre la politique d’Angela Merkel. Le FMI et les États-Unis en ont dénoncé les dangers. La Hollande entre en désobéissance civile européenne en décidant d’autorité de renvoyer aux calendes grecques le retour à l’équilibre des comptes publics. L’Expansion affirme que copier l’Allemagne serait une « fausse bonne idée ». Même les intellectuels les plus germano-béats, comme Michel Albert ou Alfred Grosser, font l’éloge du livre de Duval, pourtant sévère pour leur champion.
Les Français seraient-ils en train de comprendre que le « couple franco-allemand » – formule inconnue outre-Rhin – n’est que l’utopie d’une élite française dont une partie, depuis 1870, n’arrive pas à se défaire d’un complexe vis-à-vis de l’Allemagne ? Ce n’est pas sûr : l’agacement croissant des milieux dirigeants porte sur des divergences économiques ponctuelles. Le noeud du problème reste notre incapacité à considérer l’Allemagne comme un pays normal, avec lequel il est tout aussi important de comprendre que d’être compris. Cela signifie aussi qu’on devrait avoir le droit d’observer que ses intérêts divergent des nôtres sans être accusé de vouloir le retour de la guerre en Europe.[/access]
*Photo : Parti populaire européen.
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