Andy Ngo, journaliste américain d’origine vietnamienne, a si bien mené son travail d’enquête sur les « antifascistes » américains qu’il doit désormais vivre en exil. Il dénonce une idéologie, une structure et une stratégie ayant un objectif clair : l’abolition de la police, de la justice et des frontières, avant la destruction du capitalisme.
Dans les luttes politiques de plus en plus polarisées qui caractérisent notre époque, où se trouve la ligne de front ? Sur le plan électoral, on peut la repérer facilement dans les duels conventionnels entre candidats : Biden versus Trump, Macron versus Le Pen… Sur le plan idéologique, on peut l’identifier d’emblée dans les affrontements, dans les médias ou sur les campus, entre les sectaires de la cancel culture et les penseurs que ces sectaires voudraient « annuler ». En revanche, quand il s’agit de la rue et des violences qui y éclatent, les forces en jeu ne se prêtent pas à une évaluation aussi nette. Le désordre que représentent les émeutes empêche de bien identifier les acteurs et leurs motivations. Les journalistes ne sont pas toujours d’un grand secours, manquant soit d’informations fiables soit d’impartialité.
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Pour comble, les cartes sont brouillées, surtout outre-Atlantique, par le rôle obscur que jouent ces groupes de soi-disant « antifascistes » qui s’infiltrent dans les événements organisés par des partisans d’autres causes ou s’allient avec ces partisans, notamment ceux du mouvement BLM. Quelle est la nature véritable de cette violence « antifasciste » et dans quelle mesure est-elle liée aux autres clivages politiques et idéologiques ? Un homme a consacré sa carrière de journaliste à pénétrer les secrets de ces « antifas ». Il s’appelle Andy Ngo et il est l’auteur du best-seller Unmasked: Inside Antifa’s Radical Plan to Destroy Democracy, publié en février (1). Ses parents sont des réfugiés qui ont fui le Vietnam pour les États-Unis en 1979. Ils s’étaient rencontrés dans un camp de l’ONU en Indonésie. Andy Ngo vit aujourd’hui en exil, chassé de son pays natal par ceux sur qui il enquête.
La violence et le déni
C’est à partir de 2017 que les militants d’extrême gauche dits « antifascistes » se font connaître du grand public à travers des affrontements avec des groupes d’extrême droite. Andy Ngo commence à faire des reportages sur ce phénomène qui devient courant dans sa ville natale de Portland. Il se mêle ainsi aux militants lors de leurs actions publiques et filme les événements avec son téléphone. Tout se passe bien jusqu’au 29 juin 2019. Ce jour-là, il se trouve au milieu d’un cortège d’antifas dont certains sont vêtus en black bloc – ce terme désignant, non une idéologie ou un mouvement, mais un ensemble de tactiques comme le port d’habits noirs et de masques. Soudain, il est reconnu et dénoncé comme étant un journaliste hostile à leur cause. L’agression commence par une boisson qu’on lui jette à la figure. Ensuite, il est frappé par derrière, jeté à terre et roué de coups. Il est hospitalisé avec une hémorragie cérébrale qui lui laissera des séquelles significatives. Une vidéo de l’agression se propage sur les médias sociaux de manière virale et attire l’attention des grands médias, rendant Andy Ngo tristement célèbre. Le groupe local Rose City Antifa (Portland est surnommé « la ville des roses ») revendique la responsabilité de l’attaque sur son site web. Désormais, Ngo et sa famille reçoivent des menaces de mort. Son adresse est rendue publique sur les réseaux sociaux et il est harcelé chez lui.
Cela ne l’empêche pas de continuer son enquête sur les activités des antifas qui, suite à la mort de George Floyd en mai 2020, explosent dans tous les sens du terme. Son livre raconte dans le détail les émeutes ultraviolentes qui ont mis certaines villes américaines à feu et à sang. La liste inclut Minneapolis, Atlanta et New York, mais ce sont Seattle et Portland qui sont le théâtre des affrontements les plus violents avec les forces de l’ordre. Portland connaît cent vingt jours d’émeutes en continu. Là comme à Seattle, la police se fait attaquer par des foules d’émeutiers armés de projectiles, de lasers et de cocktails Molotov. Des commerces sont saccagés, tandis que les postes de police, les tribunaux et d’autres bâtiments publics font l’objet d’assauts répétés, surtout de nature incendiaire. De nombreux policiers sont blessés ; plus d’une vingtaine de personnes sont tuées.
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À Seattle, au mois de juin, les antifas vont jusqu’à créer une « zone autonome » dans le quartier de Capitol Hill. Les forces de l’ordre restent impuissantes, la municipalité leur interdisant l’usage de gaz lacrymogène pour disperser les foules. En France, on connaît les « zones à défendre » comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, mais elles se situent en milieu rural. La « Capitol Hill Autonomous Zone » ou « CHAZ » s’installe en plein centre-ville. Pendant vingt-quatre jours, ses habitants et commerçants sont abandonnés aux antifas qui les terrorisent et font régner leur propre loi. Territoire ne faisant plus partie des États-Unis, la CHAZ a ses propres frontières, marquées par des barricades, et sa propre milice. Le maire et les médias y voient une sorte de fête de rue permettant aux gens de se mobiliser contre le racisme. Mais la nuit, l’atmosphère apparemment carnavalesque est remplacée par le désordre et la violence. Deux jeunes Noirs y laissent la vie. Andy Ngo, malgré son passage à tabac l’année précédente, trouve le courage d’y passer une semaine pour enquêter, jusqu’à ce que, dénoncé par une militante transgenre, il soit obligé de fuir. À Portland et à Seattle, des maires démocrates font preuve d’une indulgence coupable à l’égard de ces agissements, par peur ou par électoralisme. Les politiciens de gauche et la plupart des médias nient l’existence ou relativisent l’importance des antifas. Jerrold Nadler, président du comité judiciaire de la Chambre des représentants, qualifie le mouvement d’« imaginaire ». Témoignant devant un comité sénatorial sur la menace que représentent les antifas, Andy Ngo est ignoré par les sénateurs démocrates.
Discours de la méthode
Ce mouvement possède une idéologie, une structure et une stratégie. Il suffit de consulter un livre grand public, un véritable manuel, publié en 2017, Antifa: The Antifascist Handbook. Il a été traduit en France en 2018 (2). Son auteur, Mark Bray, occupe un poste universitaire, mais l’ouvrage de cet ancien du mouvement Occupy Wall Street est un travail de militant plutôt que d’historien. Il dresse un arbre généalogique reliant les antifas américains d’aujourd’hui aux mouvements d’opposition au nazisme et au fascisme dans l’Europe d’avant-guerre. Cette lignée discutable vise à donner de fausses lettres de noblesse à des militants d’extrême gauche dont la définition de « fascisme » ne se limite pas à l’extrême droite, mais s’étend à tout ce qui dans la société contemporaine constitue un obstacle à la réalisation de leur utopie. Leur objectif ultime est clair : détruire le capitalisme.
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Pourtant, comme le reste de la gauche contemporaine, les antifas ne mettent pas le prolétariat au centre de leur projet. La lutte des classes parle moins aux Américains que les notions de race et de genre. C’est ainsi que Bray relie le combat des antifas aux doctrines intersectionnalistes appelant au démantèlement du « privilège blanc » et du patriarcat. Tout au long du livre, l’apologie de la violence est implicite sous la forme de l’euphémisme « autodéfense ». Présenté par les médias comme un spécialiste académique de la lutte antifasciste, Bray semble justifier publiquement le recours à la violence dans une interview de 2017, ce qui le met en difficulté avec son employeur d’alors, le prestigieux Dartmouth College. Si tous les partisans de l’esprit woke et de la cancel culture n’envisagent pas la lutte armée comme moyen légitime de changer la société, les antifas assument ce choix. C’est ainsi qu’ils ont pu opérer un rapprochement avec le mouvement d’inspiration marxisante, Black Lives Matter, fondé en 2013. Pour Andy Ngo, ce rapprochement est devenu une fusion partielle dans les émeutes qui ont suivi la mort de George Floyd. Les deux groupes partagent les mêmes objectifs, à savoir l’abolition de la police, du système judiciaire, des frontières nationales et du marché libre. La visibilité médiatique de Black Lives Matter confère aux antifas une certaine légitimité aux yeux du public ; en échange, les antifas apportent à BLM des miliciens prêts à se mettre à son service.
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Le mode d’organisation des antifas est décentralisé et horizontal, ce qui empêche la structure d’être « décapitée » par l’emprisonnement de chefs hiérarchiques et rend difficile l’identification des membres. En plus de leurs propres actions, ils sont entraînés à la manipulation des foules dans les manifestations violentes. Comme l’expliquent de nombreux manuels antifas facilement accessibles en ligne, des actes de vandalisme commis par des militants antifas, comme casser des fenêtres ou piller des magasins, incitent d’autres manifestants à passer à l’acte et à adopter par contagion un comportement de plus en plus violent (3). Le livre de Ngo reproduit un document décrivant le processus d’intégration des Rose City Antifa, qui comporte toute une série de formations et de lectures ressemblant presque à un programme universitaire, sauf qu’il s’agit d’un apprentissage aux tactiques d’émeutier et au maniement de certaines armes. Parmi leurs techniques, on trouve la collecte de fonds pour libérer sous caution les militants arrêtés ; le « cyber swarming » qui permet, grâce aux réseaux sociaux, de diriger les militants vers certains endroits stratégiques à des moments précis ; et le « lawfare », mot-valise qui combine « loi » et « guerre » et qui désigne une pratique consistant à intenter des procès frivoles aux forces de l’ordre pour leur créer des tracasseries administratives et financières. Toutes ces méthodes ont des conséquences qui sont loin d’être imaginaires.
Normaliser l’anormal
La menace pour la société que représentent les antifas est souvent minimisée par des politiciens et des commentateurs la comparant à celle des groupes d’extrême droite. Andy Ngo accepte que ceux-ci constituent un vrai danger, mais considère que les antifas distillent un poison plus subtil. Car si les militants néonazis collectionnent des armes à feu et planifient des attentats, l’action soutenue et répétée des émeutiers antifas conduit à normaliser la violence dans la société. Cette violence est présentée par des euphémismes comme « direct engagement » (« engagement direct »), tandis que les pillages et saccages ne sont jamais qualifiés de violents. Une journaliste du New York Times, Nikole Hannah-Jones, a déclaré : « Ce n’est pas de la violence que de détruire la propriété qui peut être remplacée. » Cette légitimation de certaines agressions sert ensuite à miner la confiance publique dans l’État de droit. Tous les militants antifas ne sont pas violents, mais tous font le même travail de propagande pour décrédibiliser les institutions démocratiques aux yeux des minorités et de leurs sympathisants.
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Le plus dangereux, pour Ngo, est que des élus tentent de profiter de l’agitation civile pour avancer leurs propres programmes et carrières. Car les violences de 2020, quoique désormais plus sporadiques, n’ont pas cessé cette année et peuvent être déclenchées notamment par tout événement touchant la cause BLM. Après l’annonce du verdict dans le procès de Derek Chauvin, le policier responsable de la mort de George Floyd, la représentante démocrate Alexandria Ocasio-Cortez a déclaré que ce jugement n’était pas une expression de la justice et qu’il ne fallait pas que les citoyens aient l’impression que le système judiciaire fonctionne. Cette affirmation en parfaite harmonie avec l’action des antifas peut légitimer de nouvelles émeutes.
Andy Ngo reste partagé entre le désespoir et la détermination. Une grande partie de la presse de gauche a essayé de le discréditer en le présentant comme un agent provocateur au service de groupuscules d’extrême droite. Il continue néanmoins à enquêter et à témoigner. Ce fils de parents exilés connaît suffisamment la valeur de la démocratie américaine pour savoir qu’il faut la préserver à n’importe quel prix.
(1). Center Street, 2021.
(2). Mark Bray, L’Antifascisme: son passé, son présent, son avenir (éd. originale : Melville House, 2017), Lux, 2018.
(3). Voir par exemple « Why Break Windows » sur le site web crimethink.com.