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Andreï Molodkine, l’artiste en bleu de chauffe

Les tribulations de Marignac à Bruxelles et Londres


Andreï Molodkine, l’artiste en bleu de chauffe
Andrei Molodkine, Biennale de Venise. Auteurs : ALBERTO PELLASCHIAR/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP20831164_000003

Les tribulations de Thierry Marignac à Bruxelles et Londres aux côtés de l’artiste conceptuel russe Andreï Molodkine. Un adepte du sang et du pétrole…


Les transgressions d’hier sont les conventions d’aujourd’hui. L’abolition de certaines discriminations en provoque de nouvelles. Le principe de la contrainte se contente de muer, la fin des turpitudes du pouvoir ne signifie pas la fin du pouvoir de la turpitude. Dans le train vers Londres — dont la publicité sur écran semble tout droit sortie d’un manuel de vulgarisation anglo-saxonne des livres de Michel Foucault-, tout écart du langage marketing contemporain passant pour de l’amabilité alors qu’il n’exprime que du mépris, peut entraîner des poursuites judiciaires. Le couperet est prêt à s’abattre, comme le souligne la voix suave d’une gérante de train multiculturelle, fière de son accent irréprochable dans la langue de Shakespeare, c’est notable à son intonation satisfaite. Comme dans l’Angleterre victorienne, mais à rebours, tout tempérament est relégué dans les abysses du refoulement mercantile — la magie psychotique du protestantisme qui nous donna Jack l’Éventreur. Selon la formule moderne de l’Empire du management : le pouvoir vous aime qui que vous soyez alors il vous a tous à l’œil. Tenez-vous le pour dit.

Rencontre avec Molodkine

Ce paradoxe a depuis longtemps perdu sa nouveauté ébouriffante, il est lassant de l’évoquer une fois encore — sauf qu’il est répété à chaque carrefour en catéchisme libérateur, retournant le couteau dans la plaie. Ce sont les ritournelles des rebelles établis à tous les échelons de la gouvernance, dont on calcule en douce les émoluments au fond d’un crâne venimeux — mais… Pas un mot ! … comme le répétait Clappique, le sympathique mythomane de La Condition Humaine. La cuistrerie victimaire renforce l’absolutisme du marché. Autres temps, autres mœurs, mais restons anglomane, c’est si français !…

Les défis lancés à l’absolutisme sous ses formes précédentes consistaient toujours à l’entraîner vers sa limite, son point de rupture, de Georges Bataille ou William Blake aux Sex Pistols, pour en citer quelques-uns, porter ses contradictions au rouge, mettre le système en surchauffe. Et il faut rendre justice à Malcolm McLaren, il nous avait bien fait rigoler en trouvant des moyens novateurs de vendre de la provocation, très loin des transgressions recommandées. Dans l’outrance manipulatrice, il n’était pas anglais par hasard. Rendons-lui justice une seconde fois, la tâche n’était pas facile même à son époque, l’art contemporain ayant fait de la provocation une lucrative industrie officielle depuis bientôt un siècle.

Sur ces entrefaites — un mépris enraciné pour les immondices hors de prix défigurant le paysage définitivement sous prétexte de le déconstruire alors que c’est déjà un champ de ruines – j’ai rencontré Andreï Molodkine, artiste conceptuel russe jouissant d’une certaine cote. Il parlait au téléphone. On était dans le train pour la Belgique.

– Si vous avez des secrets, allez sur la plate-forme, lui ai-je dit en m’asseyant. Je comprends votre langue.

Il a éclaté d’un rire qu’on n’entend jamais à Beaubourg. J’allais encore devoir me livrer à des révisions déchirantes.

Vingt tonnes de fonte

Le premier projet qu’il m’a montré m’a fait grosse impression, essentiellement par ses dimensions colossales : Goverment down en lettres de trois tonnes de métal effondrées en fin de mot. Et, au contraire des concepteurs grassement payés qui font bosser des sans-papiers pour monter leurs élucubrations, ces vingt tonnes de fonte avaient été forgées par lui et son équipe, dans la fonderie qu’il possède avec d’autres au fond des Pyrénées. De l’art en bleu de chauffe. Jackson Pollock ou les constructivistes ? Les dimensions de son ironie politique la rendaient peu susceptible d’orner les collections de Bernard Arnault sauf s’il arrive enfin à acheter le Palais de Versailles en dépit de l’animateur télé, vous voyez qui je veux dire, celui qui organise des loteries culturelles et se fait faucher le fade au moment du partage.

Ensuite, la photo des trois carabinieri (dont un officier) perplexes devant les vingt tonnes de métal exposées à Bari au musée d’art contemporain ajoutait un poids supplémentaire à cette ironie. Enfin, il ne s’étonnait pas de la précision de mes questions envieuses : qui avait raqué pour transporter toute cette ferraille au fond de l’Italie en convoi spécial ? Le musée bien sûr, m’a-t-il répondu en riant.

Un subventionné qui a du chou

Et là, respect, j’ai travaillé des décennies dans l’édition où pour se faire rembourser un taxi il faut expliquer pourquoi on n’a pas pris l’autobus. Il faisait peut-être partie des subventionnés de la provo, mais il avait du chou et de l’envergure. Je préfère que l’oseille parte là-dedans que dans les expéditions néocoloniales de l’OTAN.

De son côté, l’artiste était aux aguets, il avait entendu parler de mes campagnes de Russie, de mon amitié avec Limonov et surtout, ce qui définissait son intérêt, de mon premier roman Fasciste dont la conception dadaïste lui rappelait sa propre démarche.

Ni une ni deux, il m’a invité au vernissage de son dernier projet Black Horizon, dans une des galeries d’art moderne les plus sélects de Londres. Lorsque j’en ai pris connaissance, heureusement que j’étais assis. Il collaborait avec des rappers du Sud de Londres (Skengdo X AM & Drillminister) à Croydon, les cités d’urgence. Un certain nombre d’entre eux avait été condamnés à des peines de prison pour la violence des paroles de leurs morceaux. Alors, ils les interprétaient masqués. Le projet d’Andreï Molodkine était axé sur la liberté de parole, un sujet sensible chez les Russes de sa génération qui ont connu les soviets. Andreï, avec son équipe de la fonderie, composée de jeunes artistes français et russes, avait fabriqué des panneaux de verre — ou de plexiglas, comment le saurais-je — creusés des paroles les plus outrageuses des sauvageons des confins de la ville. Ce n’était pas tout : dans ces slogans sulfureux circulait du sang. Chaque participant à l’expo pouvait donner le sien à l’infirmière de l’équipe le recueillant dans les règles de l’art, pour le voir gicler dans l’installation.

Le feu couve sous la cendre 

Il faut, ici, reprendre le contexte : les émeutes oubliées de l’été 2011 ont ravagé tout le Sud de Londres, le quartier de Lambeth en particulier, faisant rage pendant plusieurs jours et se propageant jusqu’à Manchester — la police restant impuissante. Les gangs d’adolescents déchaînés, présence dominante dans ces événements, avaient agi comme un révélateur de la question sociale dans l’Angleterre à jamais post-thatchérienne. Le feu couve sous la cendre et devrait servir de signal d’alarme à toute l’Europe livrée aux privatiseurs. Depuis, le phénomène s’est aggravé. On a recensé à Londres 135 meurtres à l’arme blanche en 2018, parfois des règlements de comptes, mais parfois au hasard, gang initiation, comme on dit à New York. 2019 ne s’annonce pas sous de meilleurs auspices. Jusqu’où allait Andreï Molodkine, dans sa volonté de chauffer à blanc les contradictions du système ?… En termes français : quand est-ce que Beaubourg interdirait ses expos ?… Il commençait à m’amuser vraiment, alors j’ai mis le cap sur Londres.

Le vernissage proprement dit ressemblait à une page de Renegade Boxing Club. Les rappers étaient venus en force avec producteurs, cameramen, potes et petites amies. Jamaïcains, comme le trahissait leur accent chantant, leur vocabulaire de l’Empire Britannique, ayant traîné à Brixton autrefois, je m’en doutais, traducteur de Rasta Gang. De l’autre côté de cette foule mélangée, le Gotha du Londres russe, journalistes, éditeurs, demi-mondaines, bavards, bourrés de fric, ravis. Pour la première fois dans l’histoire de cette galerie chic du centre de Londres, on avait dressé une scène et monté une sono — nos rappers psalmodiaient et dansaient sur scène. Joli, ai-je dit à Andreï. Pas donné à tout le monde. Il m’a raconté les sessions avec les Jamaïcains qui se pointaient avec leur rallonge pour déterminer qui au juste avait écrit les meilleures paroles, les plus dures. Se munissant d’une des seringues qui traînaient et qui effrayaient tout le monde, Andreï n’avait pas été pris à partie. Andreï, à l’époque de son service militaire, conduisait les camions de l’Armée Rouge pour transporter les missiles en Sibérie. De taille moyenne, mais costaud comme un Russe, il était toujours souriant. Il en avait vu d’autres.

Décidément, quels que soient mes préjugés anti art moderne, je n’avais vraiment pas affaire à Jeff Koons.

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est l’auteur d’une douzaine de livres dont huit romans. Il a également une carrière prolifique de traducteur de l’anglais et du russe où il a traduit des dizaines d’ouvrages. Derniers romans parus : Morphine monojet (Editions du Rocher) et L’icône (Les Arènes)

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