Alors que ses vingt ouvrages sont traduits dans quarante langues, seul Le Testament français a fait l’objet d’une traduction en russe, parue en 1996 dans une livraison de la revue littéraire Inostrannaïa literatura. Et le roman, couvert de vifs éloges dans la patrie de Molière, n’a pas fait sensation dans celle de Pouchkine. À l’époque, il est même accueilli froidement par ses pairs. La romancière Tatiana Tolstaïa reproche à son auteur de sortir de son chapeau une Sibérie de carton-pâte : « Un Russe n’écrirait pas comme cela pour les Russes ; ainsi écrit un Russe qui s’adresse aux Français. »
Si le lectorat d’Andreï Makine demeure confidentiel en Russie, c’est aussi parce qu’il n’a pas trouvé, dit-il, de traducteur du français vers le russe satisfaisant ses exigences. Traduttore, traditore ? Après avoir scrupuleusement examiné plusieurs essais de traduction qui lui sont parvenus, il n’en a finalement retenu aucun.
D’errances en petits boulots…
Mais retour aux origines, à Krasnoïarsk où est né Andreï Makine. Il est ensuite élevé par sa grand-mère française à Penza, dans la région de la Volga. Plus tard, il suit des études à la faculté de philologie de l’université de Moscou avant d’enseigner le français à l’Institut pédagogique de Novgorod.
Frédéric Mitterrand, lorsqu’il a retiré sa candidature à l’Académie en février dernier, a argué qu’Andreï Makine était « plus fragile [que lui] sur le plan émotionnel »… Pourtant, ne lui en déplaise, la patiente ascension du nouvel Immortel témoigne d’une ténacité à toute épreuve et d’une confiance indéfectible en ses forces. À la fin des années 1980, confronté à l’instabilité de la nouvelle Russie émergente, sur le point de se lancer dans le capitalisme sauvage, il décide d’émigrer en France, où il fait l’expérience de la précarité. Tels qu’ils ont été racontés, ses débuts parisiens sont auréolés de romantisme. D’après la « légende », d’abord clandestin, d’errances en petits boulots, il est parfois contraint de dormir dans un caveau au Père-Lachaise.
Un écrivain entre-deux-mondes
À la recherche d’un crédit éditorial, devant les refus successifs qu’il doit essuyer, il use d’une mystification littéraire pour se faire publier, s’inventant des traducteurs fictifs et recourant à des pseudonymes. L’inconnu opiniâtre enfin mis à l’honneur grâce à l’immense succès du Testament français, son quatrième roman, acquiert du même coup la nationalité française, comme en reconnaissance de son mérite littéraire, juste après s’être vu attribuer le Goncourt.
Makine hésite-t-il entre francité et russité ? « Je pense que dès que l’on commence à écrire on devient étranger… », déclare l’intéressé dans un entretien au Figaro magazine, en 2000. Cet entre-deux-mondes, « ni tout à fait russe, ni tout à fait français », l’autorise à critiquer l’un et l’autre pays sans jamais aller jusqu’à en dénigrer aucun. En effet, son œuvre révèle un attachement aux deux cultures. Il reste fidèle à ses racines russes et reconnaît volontiers l’influence de la culture française. Si, en Russie, sa thèse de doctorat portait sur la littérature française des années 1970-1980, symétriquement il a soutenu en France une seconde thèse, consacrée à l’œuvre d’Ivan Bounine qui, comme lui, avait quitté la Russie pour la France.
Une plume classique et raffinée
Son pays natal est omniprésent au long de son œuvre. La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Au temps du fleuve Amour, Requiem pour l’Est, La Vie d’un homme inconnu… Makine écrit sur la Russie perdue, qu’il s’agisse de démythifier l’histoire soviétique ou de présenter une communauté en exil. Dans Le Testament français, donné pour le plus autobiographique de ses romans, il écrit sur la France rêvée en laquelle le narrateur croit pouvoir retrouver la douceur de sa grand-mère, qui l’a bercé de ses récits. Ses romans prennent la forme d’une narration rétrospective, empreinte de nostalgie, ils font la part belle au souvenir, à la mémoire, qui passe par la description de vieilles photographies, de morceaux de musique. La plume d’Andreï Makine est classique et raffinée, sa langue ciselée et précise, à la recherche d’une forme parfaite – « Les mots sont des pierres », comme disait Ossip Mandelstam.
L’Académie française aurait-elle appelé un autre « mécontemporain » à s’asseoir sous la Coupole ? Dans Cette France qu’on oublie d’aimer, il conspue l’irresponsabilité et la cuistrerie des intellectuels français, le « politiquement correct », les délires qu’occasionnent les grand-messes sportives, la bêtise des médias. Et, surtout, dit se sentir « passionnément exclu » de tout cela. « La littérature est le dernier carré de résistance face aux machines à crétiniser », déclare-t-il dans un entretien accordé au magazine Lire, en 2001.
On sait depuis Pouchkine, Tolstoï ou Tourgueniev que les littératures russe et française ont noué des liens étroits. Il n’est que de citer des noms aussi prestigieux que Nathalie Sarraute, Elsa Triolet, Romain Gary… Tous primés, reconnus, couronnés. Et bien sûr Henri Troyat (Lev Tarassov), lui aussi lauréat du Goncourt en 1938 puis élu à l’Académie française en 1959. Reprenons cette phrase extraite de La Terre et le Ciel de Jacques Dorme d’Andreï Makine : « Croyez-vous que ces métèques vont nous apprendre à écrire en français ? se demandait un critique parisien. » Et comment !
Le testament français - Prix Médicis 1995 et Prix Goncourt des Lycées 1995
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