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Andréas Mavrommátis, une odyssée française

Gatronomiquement vôtre !


Andréas Mavrommátis, une odyssée française
Le chef Andréas Mavrommátis © Hannah Assouline

« Certains hommes sont remarquables : je connais l’un d’eux, il s’appelle Andréas Mavrommátis. » L’hommage est signé Costa-Gavras. La Maison Mavrommátis célèbre cette année ses 40 ans. Une histoire commencée à Chypre et qui se poursuit de par le monde. Portrait du chef étoilé qui a offert ses lettres de noblesse à la gastronomie grecque.


« Comment s’appelle le seul chef chypriote au monde à avoir reçu une étoile au Guide Michelin ? » demande le présentateur du « Questions pour un champion » chypriote. La réponse, la voici : un gamin des montagnes qui rêvait d’étudier la philosophie grecque.

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Il était une fois Ayios Ioannis, petit hameau accroché à sa montagne. 900 mètres d’altitude, autant d’habitants. Une terre rocheuse, brûlée, cabossée. Nous sommes en 1969. Andréas a 12 ans. Doucement, très doucement, sa mère Thessalia le réveille. Il est quatre heures du matin. Quelques instants plus tard, il est attablé avec ses frères Evagoras et Costas, respectivement 11 et 10 ans. Le petit-déjeuner, lait de chèvre, tartines et beurre de cochon, est avalé en vitesse. Tous les matins, les trois frères ont la responsabilité d’aller réveiller les clients de leur père, propriétaire et conducteur du seul autobus qui relie le village à Limassol ; une heure trente de routes sinueuses pour parcourir 30 kilomètres. À 6 h 30, les trois jeunes frères sont livrés à eux-mêmes, en attendant l’ouverture de l’école, à 8 heures. Un temps qu’ils consacrent à réviser à la lueur des flammes des braseros qui éclairent les chantiers. En fin de journée, ils chargeront les marchandises (bidons d’essence, bouteilles de gaz, nourriture pour animaux) dans le bus retour pour le petit dépôt que le père tient sur la place du village. Déjà, cette volonté, ce sens du devoir – et du commerce.

Ma volonté de faire évoluer la cuisine grecque vers une cuisine respectée dépasse la seule notion gastronomique : je suis animé d’un sentiment patriotique. Et je ne saurais jamais trop remercier la France de m’avoir autorisé à réaliser ce rêve.

Andréas Mavrommátis

Thessalia Mavrommátis donnera naissance à huit enfants. Le premier garçon, Dyonisos, meurt à l’âge de 6 ans d’une mauvaise chute, alors qu’il guette depuis sa fenêtre le retour de son père (c’est lui qui figure sur la photographie emblème de la société). L’hôpital est loin, les barrages anglais sont fréquents : Chypre est rattachée à la Couronne britannique depuis son annexion en 1914 jusqu’à son indépendance en 1960. Le petit garçon rend l’âme en arrivant au bloc opératoire. Naîtront ensuite trois filles (Despina, Paraskevi, Theodora), puis Andréas (27 février 1957), Evagoras (19 avril 1958), Costas (le 8 août 1959) et enfin Dionysos (30 décembre 1968), nommé d’après l’aîné disparu.

Christophoros et Thessila Mavrommátis avec leurs premiers enfants : l’aîné de la famille, Dionysos, décédé à 6 ans,
et sa sœur, Despina. Photo prise dans un studio de Limassol, Chypre, en 1955 © Mavrommátis

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La famille Mavrommátis possède quelques poules, un mulet avec lequel Thessalia s’en va aux champs, un arpent de vignes, des arbres fruitiers, un petit potager où ils cultivent concombres, tomates, haricots, oignons, coriandre et persil. « Tout petits, nous avons appris à être exigeants avec les produits du jardin, à prendre soin de ce que la nature nous offrait. Notre principale préoccupation était l’approvisionnement en eau, denrée rare dans nos montagnes. Le Nerophoros, le gardien de l’eau, ne nous donnait l’autorisation d’arroser qu’une fois par semaine : parfois, notre tour tombait au beau milieu de la nuit, alors on se levait ! Nous sommes devenus productifs dès l’âge de 6 ans. On travaillait dans les champs, on jardinait, on aidait à la boutique »,raconte Andréas. La mise à mort du cochon, à l’approche de Noël, rythme chaque année. « Mon père Christophoros mettait les jambons à mariner dans un vin rouge tannique avec du sel et des épices, trois semaines durant. Les jambons, fumés à la sciure de bois, arboraient une couleur sombre et leur chair d’un rouge intense avait un goût exceptionnel. » Christophoros apprend à Andréas ses premiers mots français : « aller » et « retour ». Deux mots auxquels le jeune homme, désormais bachelier, s’apprête à donner une signification toute particulière.

Un enfant du 5e arrondissement

En 1974, l’invasion turque (qui conduit à l’occupation d’un tiers de l’île) précipite le désir d’Andréas de quitter Chypre. « Mon père s’est excusé de ne pas pouvoir m’aider pour mes études, mais il m’a donné sa bénédiction. Rien n’était plus important à mes yeux. » Une fois son service militaire accompli, il pose enfin le pied sur le sol français. Il a 20 ans et 1 000 francs en poche. Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour la gastronomie hellénique. Cela, le jeune garçon venu étudier la psychologie sociale est loin de s’en douter. Sa première nuit parisienne, il la passe à se promener dans des ruelles silencieuses, fébrile et fasciné. On est en octobre, la saison touristique est terminée et les restaurants grecs n’embauchent plus. Mais un lointain cousin lui dégotte une place en cuisine. Voilà à quoi ressemble alors une journée d’Andréas, à l’aube des années 1980 : lever à 7 heures pour se rendre à la Sorbonne, où il étudie grammaire, poètes et écrivains ; à 10 h 30, il file à l’Alliance française pour perfectionner l’apprentissage de notre langue ; à midi, il engloutit un plat de pâtes au Resto U de Mabillon avant de se rendre au restaurant où il travaille jusqu’à une heure du matin. Andréas est en licence à Jussieu quand on lui propose un petit local, au pied de la montagne Sainte-Geneviève, une ancienne herboristerie. Il l’achète à un prix dérisoire. Avec son frère Evagoras, qui l’a rejoint entre-temps, ils installent un frigo, la gazinière de l’appartement, une vitrine réfrigérée récupérée au bois de Vincennes et lancent leur première affaire : « On travaillait sept jours sur sept à raison de quinze heures par jour. Je connaissais une dizaine de recettes, que je cuisinais dans un espace minuscule, entre des sacs de riz. Je fermais la boutique pour aller suivre les cours à la fac, mais j’ai fini par obtenir ma maîtrise en psychologie sociale ! » savoure-t-il aujourd’hui. Moussaka, feuilles de vigne, tarama, légumes grillés, tzatziki, taboulé vert… L’épicerie à emporter se dote bientôt de « mange debout », puis de places assises : ainsi naît, en 1988, Les Délices d’Aphrodite, l’adresse originelle, placée sous le patronage de la plus irrésistible des déesses tutélaires.

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Un plat du chef Andréas Mavrommátis © Hannah Assouline

Conscient des lacunes techniques dont souffre tout autodidacte, Andréas suit des cours à l’école Lenôtre, avec cette idée entêtante : revisiter le répertoire grec par le truchement du répertoire classique français, convertir une cuisine conviviale en cuisine d’auteur. Tel sera l’ADN du restaurant gastronomique Mavrommátis, qui voit le jour en 1993, au 42, rue Daubenton et dont Georges Moustaki dessine le logo des assiettes. La chance se laisse convaincre par l’audace des deux frères, rejoints par Dionysos, le petit dernier, dont la spécialité (ô surprise) sera le vin ! Au menu, des plats appelés à devenir signature : la fricassée d’artichaut et coques à la façon de Constantinople ; l’agneau de Lozère, halloumi, menthe ; ou le veau du Limousin rôti au romarin et pressé de kolokassi à la truffe. Parmi les clients, stars (Tom Hanks, Kasparov, Mika) et personnalités politiques (François Hollande a ce mot : « le vrai pouvoir est de pouvoir déguster la cuisine étoilée des frères Mavrommátis ») se mêlent aux habitués (Pierre Arditi, Nekfeu) et aux amis fidèles (Costa-Gavras, Georges Moustaki, Nikos Aliagas). Le reste appartient à la légende. Un restaurant gastronomique étoilé au Michelin en 2018, deux bistrots pris d’assaut (dans le 5e et à Passy), deux caves à vins, 12 boutiques (Paris, Nice, Strasbourg, Marseille, Berlin), un laboratoire de 5 000 mètres carrés à Palaiseau… La marque Mavrommátis est devenue une référence, l’assurance d’une exigence.

Précision du geste dans le dressage des assiettes à la Maison Mavrommátis © Hannah Assouline

Si vous l’invitiez à se prononcer, l’auteur de ces lignes avouerait son faible pour les Délices d’Aphrodite, cette taverne du bout du monde installée rue de Candolle, au cœur du Quartier latin. Quiconque se sera attablé en terrasse par une fin d’été pour déguster un poulpe grillé, suave et croustillant (cuisson à basse température, passage sous la salamandre) ou planter ses dents dans les feuilles de vigne tièdes, farcies à l’agneau et parfumées de cannelle et de menthe aura le sentiment d’aborder à Ithaque par une brise légère, chargée d’embruns et de promesses. Mystérieuse alchimie du ventre qui nous inspire la nostalgie d’un pays dans lequel nous n’avons jamais vécu, mais où l’on sait qu’on reviendra « sans jamais assouvir sa faim », comme le chantait Moustaki. C’est dire combien la Grèce est ce pays universel porté en chacun de nous, enfants que nous sommes de la mer Méditerranée. Pensez aux festins royaux chez Homère ! « Je ne sais, dit Ulysse, rien de plus agréable que de voir tout un peuple dans la joie, les convives assis écoutant le chanteur, auprès d’eux les tables chargées de pain et de viandes […]. » En 330 av. Jésus-Christ, Archestrate rédigeait le premier traité d’art culinaire de l’histoire. Andréas Mavrommátis s’est donné pour mission d’écrire la suite, à sa façon : « Ma volonté de faire évoluer la cuisine grecque vers une cuisine respectée dépasse la seule notion gastronomique : je suis animé d’un sentiment patriotique. Et je ne saurais jamais trop remercier la France de m’avoir autorisé à réaliser ce rêve. » Alors si on vous demande qui est le seul chef grec étoilé au monde, contentez-vous de répondre : un homme remarquable.

Je suis né à Chypre, mais je suis aussi un enfant de France

Andréas Mavrommátis

Causeur. Peu d’établissements gastronomiques peuvent se targuer d’une telle longévité. Quels souvenirs gardez-vous de ces quarante ans d’existence ?

Andréas Mavrommátis. Je n’oublierai jamais mon arrivée à Paris, en octobre 1977 : le temps était gris, je grelottais, mais j’ai aimé la ville, immédiatement, intensément. Je me souviens m’être dit que je pourrais vivre ici, sans rien. J’ai dû tout apprendre, la langue mais aussi comment prendre le métro ou remplir des papiers administratifs. J’appelais mes parents sur la seule cabine téléphonique de leur village. Celui qui passait par là décrochait et allait chercher ma mère. Je prétendais que j’avais de l’argent, des amis… alors que je ne possédais pas un centime en poche. Mais ce n’était pas grave : mon destin m’appartenait enfin ! La France m’a accueilli comme une mère, c’est pour cela que je me considère aussi comme un enfant français. Mes racines sont à Chypre, mais les fruits qui ont poussé sont français.

La Maison Mavrommátis repose sur trois piliers : vous-même et vos deux frères, Evagoras et Dionysos. L’histoire nous apprend pourtant que les triumvirats finissent mal.

Prétendre que c’est toujours facile serait mentir, mais on a tous vécu les mêmes difficultés, alors quand on se dispute, on se pardonne. On ne peut construire que dans l’harmonie, la concorde et la sérénité. Je me rappelle l’impatience de Dionysos à nous rejoindre. Il étudiait l’économie à la Sorbonne. À la fin de son DEUG, il me demande : « Je peux travailler au restaurant ? » Je lui réponds : passe ta licence d’abord. Même topo l’année suivante. Et puis un jour, il m’appelle : « J’ai ma maîtrise, je vais te la dédicacer ! » Pourquoi est-ce important d’aller au bout de ses études ? D’abord, en tant qu’aîné, j’avais des comptes à rendre à ma famille. Ensuite, parce qu’on n’entre dans ce monde que par passion ! Nous avons tous choisi de devenir restaurateurs. Cette liberté constitue le socle et la solidité de Mavrommátis. Notre maison est notre famille.

Existe-t-il un goût originel susceptible, à lui seul, de convoquer votre enfance ?

Question compliquée, tant le goût occupe une place prépondérante dans ma mémoire ! C’est celui des pêches tièdes cueillies sur l’arbre, les premières tomates de l’année… Mais j’ai une affection particulière pour le trahana que préparait ma mère : je la revois verser le lait de chèvre dans de grandes jarres de terre. Plus tard, le lait caillé était mis à chauffer dans une grande marmite avec du blé concassé ; une fois le contenu devenu tiède, ma mère formait de petites boules qu’elle laissait sécher au soleil. L’hiver, on en faisait des soupes épaisses avec un bouillon de volaille ou mélangées aux légumes. Mon enfance, la voilà : une saveur de céréales, mâtinée d’une légère acidité… et la silhouette de ma mère qui s’affaire dans notre minuscule cuisine.

Comment expliquer que vous demeuriez le seul restaurant grec étoilé du monde ?

La cuisine hellène est une cuisine de ménage mijotée, que j’ai essayé d’emmener ailleurs tout en préservant notre culture culinaire. En France, les grands chefs grecs préfèrent s’illustrer dans la cuisine française. Voilà des années que je répète qu’il existe une gastronomie grecque étoilée, harmonieuse, élégante. J’espère avoir ouvert le chemin et que d’autres se faufileront derrière moi. Je les attends avec impatience.

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Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur




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Gautier Battistella est journaliste gastronomique et auteur de deux romans, publiés chez Grasset, "Un jeune homme prometteur" (2014) et "Ce que l’homme a cru voir" (2018), disponibles en poche.

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