Il manquait une rubrique scientifique à Causeur. Peggy Sastre vient désormais combler chaque mois cette lacune. À vous les labos!
« Il faut réagir, on ne peut pas rester comme ça. » L’inquiétude dans la voix qui m’accueille sur Skype en ce soir de septembre n’est pas feinte. C’est celle d’Andreas Bikfalvi[tooltips content= »Tous les chercheurs cités dans cet article expriment leurs opinions personnelles et non celles d’une quelconque institution à laquelle ils sont affiliés. »](1)[/tooltips], éminent spécialiste franco-allemand de la biologie du cancer rattaché à l’université de Bordeaux et à l’Inserm, où il dirige une unité de recherche. Au sein de cette vénérable institution, il siège également dans la commission scientifique spécialisée « Pathologie du développement, hématologie et cancérologie » à laquelle il vient de consacrer une longue journée d’examen de dossiers, ce qui explique l’heure tardive de notre entretien. Pour autant, il ne désarme pas. « C’est dément, c’est complètement fou, martèle-t-il, le problème est gigantesque. »
Ce qui agite Bikfalvi ? Le même tourment qui lui a fait rédiger quelques semaines plus tôt une tribune à destination de Science et Nature avec Marcel Kuntz, directeur de recherche au CNRS et expert en biologie végétale : la « racialisation » des STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques). Le mouvement fermentait aux États-Unis depuis un petit bout de temps, mais s’est accéléré comme jamais avec la mort de George Floyd aux mains de la police de Minneapolis en mai. « Bien que nous admirions de nombreux aspects de la culture américaine, écrivent Bikfalvi et Kuntz dans un texte finalement publié à la mi-août dans le magazine australien Quillette, nous rejetons son impérialisme culturel – y compris cette nouvelle forme soi-disant progressiste par laquelle les États-Unis visent à imposer leur propre tribalisme racial obsessionnel au reste du monde. »
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De fait, depuis le début de l’été, toutes les plus grandes revues – Science, Nature, les PNAS, etc. – et quasiment toutes les institutions scientifiques américaines – les académies des sciences, d’ingénierie et de médecine – y sont allées de leurs communiqués componctueux et ont battu leur coulpe en dénonçant un prétendu « racisme systémique » censé les grignoter jusqu’à la moelle. Les actes de contrition ostentatoire ont succédé aux textes pontifiants. Le 9 juin, l’American Physical Society (APS), une société savante rassemblant 55 000 physiciens, annonçait son adhésion à la campagne #Strike4BlackLives (« en grève pour les vies noires »), rejointe le lendemain par les #ShutDownSTEM (« rideau sur les STEM ») ou #ShutDownAcademia (« rideau sur l’université ») déployés dans une multitude de groupes scientifiques, laboratoires et établissements d’enseignement supérieur. Que les naïfs qui envisageraient de régler le problème du racisme, comme tant d’autres, par davantage de science aillent serrer leur haire avec leur discipline. Une journée « science morte » serait apparemment beaucoup plus utile à la cause.
Pour Bikfalvi, qui voit dans cette attaque contre l’objectivité et la vérifiabilité un véritable « 11-Septembre de la science », la ligne rouge a été franchie par une tribune du chimiste Holden Thorp. Publié le 12 juin dans Science et intitulé « Il est temps de se regarder dans la glace », ce texte affirme sans ambages que « les preuves du racisme systémique dans les sciences imprègnent cette nation (les États-Unis). Il est temps pour l’establishment scientifique de se confronter à cette réalité et de reconnaître son rôle dans sa perpétuation. La première étape consiste pour la science et les scientifiques à avouer tout haut qu’ils ont bénéficié de la suprématie blanche sans jamais l’admettre. » L’emphase toute religieuse de cette rhétorique rappelle des heures bien sombres, quand la science n’était pas séparée de la politique, comme le début du xxe siècle européen et américain quand des eugénistes et des darwinistes sociaux voulaient régénérer la société à coup de stérilisations forcées et d’élimination des humains indésirables. Ou encore, l’époque, cinquante ans plus tard en Russie, où Staline faisait les yeux doux à Trofim Lyssenko, agronome et biologiste opposé à la génétique mendélienne par trop incompatible avec les fondements du communisme. Le tout au prix de désastres agricoles, de famines et de nombreux scientifiques « bourgeois » arrêtés, exécutés ou envoyés mourir au goulag.
Le physicien et cosmologue américano-canadien Lawrence Krauss fait partie, comme Bikfalvi, des scientifiques atterrés par cette soumission de la science à l’idéologie. Le 12 juillet, dans le Wall Street Journal, il dénonçait la « corruption idéologique de la science », prélude à une « dégradation du progrès scientifique ». Sa tribune se concluait par un appel aux armes : « Pour empêcher l’effondrement, les leaders et les sociétés scientifiques ainsi que les administrations des universités doivent publiquement défendre non seulement la liberté d’expression dans le domaine scientifique, mais aussi la qualité des recherches, indépendamment de toute doctrine et abstraction faite des exigences de telle ou telle faction politique. »
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Un vœu pieux ? Quand je le contacte début septembre, il tient à rester optimiste en invoquant le temps long. Sans doute une déformation professionnelle quand on travaille sur le cosmos. « Ce n’est pas parce qu’une bataille a été perdue que la guerre le sera, m’écrit-il. Comme lors de la Terreur de 1793 ou de l’hystérie anticommuniste de l’ère McCarthy aux États-Unis, le feu en vient à se dévorer lui-même et même si cela fait de gros dégâts, les voix de la raison finissent par se faire réentendre. C’est ce qui se passe à chaque fois que la “religion” l’emporte sur la raison. »
À l’instar de Bikfalvi et Kuntz, Krauss voit du religieux dans l’antiracisme façon BLM et, plus généralement, dans la quérulence de la gauche identitariste débordant aujourd’hui jusque dans les sciences dites « dures ». Comme tout dogme, celui-ci intime que « certaines revendications soient sacrées et qu’on interdise de les remettre en question », précise le physicien. « Il n’est pas non plus acceptable d’être tout simplement “neutre”, on vous somme de condamner ouvertement tout ce que les sentinelles sociales considèrent comme mal. Comme à chaque fois que cela s’est produit, cela ne va pas bien se passer. »
Une lueur d’espoir scintille avec le concert de louanges qui a accueilli les tribunes de Krauss et de Kuntz et Bikfalvi. Mais ce dernier ne peut s’empêcher de s’étonner. « On nous dit qu’on a fait preuve d’un courage et d’une intégrité scientifique exceptionnels, mais moi je ne me sens pas très courageux, je ne vis pas en dictature, je ne vis pas en théocratie. » On a parfois quelques raisons d’en douter.
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