Laisser un artiste libre de créer ce qu’il veut sans aucune condition et mettre à sa disposition le lieu d’une future exposition : un pari risqué, car rien ne garantit que l’artiste produira une œuvre dans le délai imparti… L’Espace culturel Louis Vuitton entame avec In Situ 1 un projet bien différent de ceux présentés jusqu’ici dans cet espace d’exposition un peu particulier. L’artiste choisie, Andrea Bowers (Etats-Unis, 1965) dispose de l’ensemble des salles et des couloirs aux murs blancs situés au dernier étage du magasin Vuitton des Champs Elysées. Elle y a installé son atelier pour quatre mois environ et travaille sur plusieurs œuvres en parallèle. Le public peut venir la regarder travailler aux horaires habituels d’ouverture, mais que voit-on exactement d’un artiste en pleine création ?
Le jour de ma visite mi-août Andrea Bowers était absente mais j’ai pu déambuler librement au milieu de son matériel de dessin et des oeuvres en cours. Seule une vidéo projetée en continu constituait une œuvre finie : Fantani Touré, une princesse malienne, raconte sa lutte pour l’abolition de l’excision et des mariages forcés au Mali. Elle parle face caméra, assise sur un canapé et sa robe flamboyante se détache sur le mur blanc qui sert de fond. On la voit aussi chanter face aux toits de Paris ou marcher fièrement dans les couloirs déserts de l’Espace culturel. Cette femme majestueuse acquiert progressivement une dimension fictionnelle grâce au contraste entre son discours engagé et la mise en scène dépouillée qui abolit les points de repère. Il me semble que cette vidéo résume l’essentiel de l’œuvre d’Andrea Bowers : un intérêt pour les luttes sociales et une manière subtile de les intégrer à son travail. En effet, cette artiste s’attache depuis longtemps à faire ressortir la notion de justice sociale dans son travail, qu’il s’agisse des droits des femmes ou de ceux des migrants clandestins.
J’entends déjà les mauvaises langues ironiser : Bernard Arnault, parangon de l’ultra libéralisme, héberge une artiste qui défend les laissés pour compte ? Au risque de gâcher leur plaisir malsain, je leur rappellerai que les expositions à l’Espace culturel sont gratuites, et que les oeuvres ne sont pas à vendre : aucun bénéfice financier pour le groupe Vuitton, bien au contraire… Ce lieu n’appartient d’ailleurs pas à la future Fondation Louis Vuitton qui ouvrira bientôt à Boulogne, ce qui explique la programmation audacieuse. Andrea Bowers ne revendique pourtant pas son militantisme, contrairement à nombre d’artistes pour qui cette attitude constitue une posture médiatique. Elle prélève simplement des images parmi les flyers ou les affiches de manifestations et les coupures de presse, puis elle retravaille des détails ou des personnages au feutre, au fusain, avec des crayons. Les œuvres finales peuvent être de petits dessins sur fond blanc ou des fresques sur de grands cartons d’emballage. Ces cartons ont d’ailleurs été récupérés quelques étages plus bas auprès du magasin Vuitton, car Andrea Bowers recherche toujours la simplicité dans la réalisation des œuvres.
Les grands formats représentent des personnages dans des manifestations et les attitudes sont immédiatement reconnaissables : les gestes pourraient appartenir à n’importe quel manifestant. Encore une fois Andrea Bowers donne une dimension universelle à ces personnages pourtant bien déterminés géographiquement et temporellement (féministes américaines des années 1970, migrants mexicains d’aujourd’hui…). Par petites touches de feutre noir, cette artiste fait surgir des figures chargées de sens politique à la surface de cartons destinés à emballer des chaussures et des sacs de luxe. Une démonstration imparable mais discrète : l’art peut participer au débat politique sans étendard ni mégaphone conceptuels…
In Situ 1, jusqu’au 21 septembre 2014 à L’Espace culturel Louis Vuitton (Paris)
*Photo: (c) Urubu Films / Louis Vuitton
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