Pour nous qui parlons une langue en passe de disparaître et dont les vies incertaines se placent encore sous les égides virgiliennes et arthuriennes alors même que le « logo » publicitaire a remplacé le Logos des Aèdes et des dieux, l’œuvre d’André Suarès, qui eut la lancinante et douloureuse intuition de ce qui allait advenir, nous est d’un recours particulier. En cette rentrée, Bartillat publie un recueil de textes inédits, Miroir du temps.
Reconnu, estimé, par les plus grands de ses contemporains, de Claudel à Malraux, André Suarès fut cruellement ignoré du « monde culturel » et de son petit personnel despotique, des faiseurs d’opinion et des faiseurs tout court. Celui auquel la grande gloire olympienne eût été légitimement dévolue, fut un pèlerin de la beauté harassé de solitude, méconnu, sans cesse confronté à des difficultés matérielles, peinant à survivre. On se souviendra, à l’occasion, de la phrase d’Ezra Pound: « Un pays qui ne nourrit pas ses meilleurs écrivains n’est qu’un ramassis de barbares merdeux ».
Une brassée d’inédits majeurs
Le remède à la barbarie n’est pas un ensemble d’habitudes policées, qui viendraient corriger le mauvais goût, étayer l’édifice qui s’effondre, mais un ressouvenir, un hommage qui tient pour vivant, et vivant par excellence, vivant d’entre toutes les choses vivantes, ce dont naquirent les formes que nous voyons à présent se déliter, le feu sous les écorces mortes des fastidieuses commémorations officielles, l’espérance vive, telle la gloire, qu’évoquait son ami Péguy « ce tison de soleil au fond du cœur ».
André Suarès, à cet égard, est, osons la formule, un classique radical, un classique qui va à la racine de la civilité, qu’il nommera parfois, pour en resserrer le sens dans ses voiles latins, « civité ». Lui qui ne fut jamais idéologue eut le sens profond de ce que Nietzsche nommera la « grande politique », celle qui tient toute entière dans la vérité du poème.
Cette vérité nous est restituée par Stéphane Barsacq, après deux décennies de recherche, en une brassée d’inédits majeurs d’André Suarès, un bouquet en « feu de roue », selon la formule alchimique, qui nous restituent, envers les oublieux et contre les technocrates, aux tragiques et joyeuses vérités de la culture européenne, « cette grande vague depuis Troie », comme disait Saint-John Perse, dont les crêtes sont les œuvres ici célébrées. Nous y découvrons, Pétrone, homme de goût, les accords et les discords de Bossuet et de Spinoza, la mystique de Dostoïevski et de Péguy, la générosité et le courage de d’Annunzio mais aussi le génie de Wagner et de Debussy. Les voici, parmi d’autres, non objets d’analyses structurales, déplacés par pincettes télescopiques ou disséqués par l’ingéniosité de quelque médecine légale, comme s’y plaisent parfois certains universitaires, mais « littéralement, et dans tous les sens », comme l’écrivait Rimbaud, invités dans le cercle de nos amis.
Les échos d’un colloque intérieur
Le propre de l’attention aiguë d’André Suarès est de nous rendre toute œuvre contemporaine. Qu’ont-ils à nous dire, ces hommes d’autres temps ou d’autres lieux, ces lointains et ces proches ? En quoi nous regardent-ils ? Quels bonheurs, quelles lucidités ou quelles puissances pouvons-nous en recevoir ? A ces questions répondent ces écrits, qui ne sont plus des textes de critique, mais les échos d’un colloque intérieur. « Suarès, écrit Stéphane Barsacq dans sa préface, s’est distingué pour avoir choisi un colloque avec des grandes âmes dont il s’est rendu le contemporain, et dont il a su faire entendre l’aloi d’or pur ».
La question: « Qu’est-ce qu’une civilisation ? » – et la nôtre en particulier -, ne se pose vraiment, dans sa force dévoilante, qu’au moment où cette civilisation est menacée, où les premiers signes, et même les seconds, sinon les derniers, – de sa disparition programmée, sont devenus discernables, sinon par tous, du moins par ceux qui en sont les héritiers et attachent à cet héritage l’idée d’un bonheur de l’intelligence et du sentiment. Cette idée qui est forme, chose éprouvée, est tout aussi évidente qu’évanescente. Sitôt croit-on la saisir que les spécialistes, les experts, la dissolvent en sophismes et arguties après l’avoir, comme ils disent, non sans fatuité, « déconstruite ». Notre civilisation selon eux, serait un leurre, une fiction élaborée par des exploiteurs et des prédateurs, une chose enfin « relative » que le multiculturalisme achèvera de toutes les façons. Mais croit-on devoir en faire son deuil, selon ces insistants conseils, – dont l’insistance cependant devrait inspirer quelque suspicion-, l’oublier, la reléguer dans les décombres de l’Histoire, que son absence soudain se laisse percevoir. Nous devinons que ce qui est sensé appartenir à l’obsolescence, au passé coupable, persiste, à tout le moins dans notre cœur.
La beauté s’éprouve
La littérature et l’art en témoignent, mais non en tant qu’objets d’études savantes, traces du passé, décorum de l’Histoire, mais comme relation intime de l’homme et du monde, possibilités de l’entendement humain, et jusque dans la façon d’être un corps, dans son mouvement et son apparence. L’éthique, nous le savons depuis Platon, n’existe qu’à partir de « l’acte d’être » de l’esthétique et de la métaphysique. Le bien exige, pour n’être pas une grimace, de sans cesse raviver sa filiation avec le beau et le vrai. Quiconque ouvre un livre d’André Suarès, – et ce Miroir du Temps, en particulier, détient d’emblée la clef, la preuve de cette épreuve. La beauté s’éprouve, de même de la liberté s’exerce. Elles ne sont point des abstractions. Aurait-il oublié ce qu’est une civilisation, que la voici, sous ses yeux, en miroir, comme un paysage réel et mystérieux, dans ses longitudes et ses latitudes, son immédiateté et sa profondeur.
Cependant, par-delà ce qui est dit, ces mondes et ces temps qu’André Suarès fait revivre, une autre puissance nous est donnée, qui est celle du style, cette musique intérieure qui, si singulière qu’elle soit, témoigne d’une vérité qui est au-delà de l’individu. Cette houle, cette ordonnance, cette trame obéissent à des lois qui ne sont pas seulement psychologiques ou grammaticales mais participent du « double regard » platonicien. Ainsi sommes-nous conduit vers le secret qui s’anime derrière les phrases, vers l’onde sur laquelle elles reposent, vers une vie délivrée et frémissante, pleine d’esprit, vers une façon d’être, une raison d’être dont la perte, si par malheur elle advenait, ferait de nous, pire que des esclaves, les rouages d’une Machine pour laquelle l’âme est inutile.
Toute mémoire n’est plus qu’un disque dur
L’ardeur au combat d’André Suarès s’explique ainsi: il eut comme Villiers de L’Isle-Adam, Ernest Hello, Léon Bloy, Ernst Jünger ou Witkiewicz, le pressentiment de ce règne des titans où toute mémoire n’est plus qu’un disque dur. « Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de poésie réaliste, parce que la poésie est la seule réalité » écrit André Suarès. Dès lors, le lisant, que recevrons-nous de notre mémoire ? Non plus des informations, au service quelque calcul ou planification, mais des mondes, auxquels nous sommes reliés par mille radicelles délicates: « Je me rappelle, écrit André Suarès, ce jour étouffant, couleur de plomb, à Vérone, où, sur le tard de l’après-midi, je connus une si belle heure de pourpre, dans les jardins de l’Alouette, au palais Giusti, inondés par le soleil couchant ». Les temps sont venus de nous abreuver à l’œuvre d’André Suarès, source de Mnémosyne.
Miroir du Temps, André Suarès, Bartillat, 2019.
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